Personne n'applique la Bible

Personne n’applique la Bible. Du moins, pas à la lettre.

J’affirme cela pour deux raisons. L’une est bêtement une observation, l’autre est théorique. Commençons par la raison théorique, ça nous permettra de finir sur quelque chose de concret et, je l’espère, de marrant.

En théorie, ce n’est pas possible

La raison théorique qui permet d’affirmer que personne n’applique la Bible à la lettre, c’est en fait une science entière. Voire même deux sciences (rien que ça). Ces sciences, ce sont l’herméneutique d’une part et l’intégralité des connaissances humaines à propos de la traduction d’autre part (honnêtement, on pourrait pinailler si cela constitue une science à part entière ou si c’est seulement un domaine entier de la linguistique).

L’herméneutique, c’est la science de l’interprétation, celle qui se pose la question de ce que signifie comprendre un texte. L’herméneutique nous a notamment enseigné qu’il n’y a pas un sens unique, et encore moins évident, à un texte. Les langues humaines sont ainsi faites que tout texte peut prendre plusieurs sens, en fonction du contexte dans lequel le texte est lu. Notre propre histoire influence notre compréhension, notre humeur de l’instant, ce qu’on croit savoir sur le texte, la façon dont il nous parvient, etc… Et en particulier, l’herméneutique nous a permis de réaliser qu’on ne lit jamais un texte sans avoir sur celui-ci des préjugés. Personne n’est un lecteur neutre d’un texte. Tout le monde aborde un texte avec des préjugés sur celui-ci. Tout ce qu’un lecteur peut espérer, c’est essayer de se rendre le plus conscient possible de ses propres préjugés, jamais s’en débarraser totalement. C’est évidemment d’autant plus vrai pour des textes qui se trouvent au centre d’une culture donnée, comme ses textes religieux. Aucun indien ne peut lire les Veda et aucun européen ne peut lire la Bible sans en avoir de lourdes préconceptions.

Notre connaissance de la traduction apporte sur un texte comme la Bible, qui a été écrit il y a autour de deux millénaires et dans d’autres langues que les notres, un éclairage supplémentaire. Les traducteurs ont cet adage : « qui traduit, trahit ». Il est en effet rigoureusement impossible de conserver toutes les nuances et tous les multiples sens que peut receler un texte quand on le traduit.

Tout cela nous amène à une première réalisation : il n’existe pas une lecture unique de la Bible. Quand on est un simple lecteur humain, il y a forcément plusieurs manières de la lire. Quand bien même l’auteur humain aurait eu l’intention de transmettre un seul sens par son texte, celui-ci ne nous est pas accessible de manière évidente (au passage, même cette hypothèse-là pose problème, car certains auteurs de la Bible font clairement usage de doubles sens, parfois par humour).

Mais est-ce que Dieu ne pourrait pas intervenir en nous pour nous faire accéder à une lecture unique et vraie, au-delà des limitations de l’esprit et des langues humaines que les sciences ont trouvées à l’interprétation ? Théoriquement, oui.

Mais si cela nous arrive aujourd’hui, étant donné que nos lectures de la Bible ne correspondent, semble-t-il, à aucune lecture présente dans notre histoire, il faudra admettre que Dieu a attendu 2015 pour nous rendre cette lecture unique accessible. Ça semble un poil orgueilleux, sans même parler d’improbable.

Pourtant, certains croyants affirment bel et bien appliquer la Bible à la lettre, donc au lieu de conclure que cela est impossible en théorie, essayons de voir ce qu’il en est en pratique…

Comment procéder ? Je vous propose de trouver des passages de la Bible que personne n’applique. Si cela est possible, alors, à l’évidence, personne n’applique la Bible à la lettre.

Dans l’Ancien Testament

Commençons par l’année sabbatique :

pendant six ans, tu sèmeras ton champ ; pendant six ans, tu tailleras ta vigne et tu en ramasseras la récolte ; la septième année sera un sabbat, une année de repos pour la terre, un sabbat pour le SEIGNEUR : tu ne sèmeras pas ton champ, tu ne tailleras pas ta vigne, tu ne moissonneras pas ce qui aura poussé tout seul depuis la dernière moisson, tu ne vendangeras pas les grappes de ta vigne en broussaille, ce sera une année sabbatique pour la terre. Vous vous nourrirez de ce que la terre aura fait pousser pendant ce sabbat, toi, ton serviteur, ta servante, le salarié ou l’hôte que tu héberges, bref, ceux qui sont installés chez toi. (Lv 25,3–6)

Bizarrement, je ne connais aucun croyant et aucune communauté qui respecte ce commandement hors de la terre d’Israël. Et même là-bas, less juifs ont devisé de subtiles astuces pour contourner ce commandement tout en pouvant se targuer de le respecter, par exemple en vendant temporairement leurs terres à des non-juifs ou en ayant des cultures hydroponiques. Pourtant, Dieu est excessivement clair sur les sanctions qu’il prendra si Son peuple décide de ne pas suivre ce commandement précis, au cas où quiconque ait un doute sur l’importance que Dieu y accorde :

Quant à vous, je vous disperserai parmi les nations, et je dégainerai l’épée contre vous ; votre pays deviendra une terre désolée et vos villes des monceaux de ruines. Alors le pays accomplira ses sabbats, pendant tous ces jours de désolation où vous-mêmes serez dans le pays de vos ennemis ; alors le pays se reposera et accomplira ses sabbats ; pendant tous ces jours de désolation, il se reposera, pour compenser les sabbats où il n’aura pas pu se reposer, lorsque vous y habitiez. (Lv 26,33–35)

D’ailleurs, les Écritures expliquent l’exil imposé au peuple d’Israël comme l’application de cette sanction (2Ch 36,21). Même à l’époque, il semble donc que personne ne prenait la peine d’appliquer ce commandement.

Mais le système des années sabbatiques ne s’arrête pas là, puisqu’après 7 fois 7 années, la cinquantième est un Jubilée. Cette année-là, toutes les dettes sont remises et quiconque a du vendre sa propriété à cause de son endettement en redevient propriétaire (Lv 25,8–55).

Les raisons aux commandements économiques du Jubilée ne sont pas anecdotiques :

La terre du Pays ne sera pas vendue sans retour, car le pays est à moi ; vous n’êtes chez moi que des émigrés et des hôtes (Lv 25,23)

C’est donc pour rappeler à Son peuple élu qu’il n’est pas réellement propriétaire du pays dans lequel il vit que Dieu instaure ces règles. Étrangement, je n’ai connaissance d’aucune communauté où, tous les 50 ans, les propriétés perdues par endettement sont restituées et les dettes effacées.

D’ailleurs, la remise des dettes ne concerne pas que les Jubilées, puisqu’un autre texte exige qu’elle soit faite à ses compatriotes tous les 7 ans :

Au bout de sept ans, tu feras la remise des dettes. Et voici ce qu’est cette remise : tout homme qui a fait un prêt à son prochain fera remise de ses droits : il n’exercera pas de contrainte contre son prochain ou son frère, puisqu’on a proclamé la remise pour le SEIGNEUR. L’étranger, tu pourras le contraindre ; mais ce que tu possèdes chez ton frère, tu lui en feras remise. (Dt 15,1–3)

C’est évidemment une règle très contraignante pour les prêteurs et les rabbins ont devisé une ingénieuse manière de passer outre, le Prozbul : juste avant l’année sabbatique, un prêteur peut transférer toutes les dettes qui lui sont dûes à un tribunal rabbinique. Comme seules les dettes entre personnes sont annulées lors de l’année sabbatique, la dette dûe au tribunal reste collectable et la dette du tribunal envers le prêteur également. Malin !

Il y a d’autres commandements qui sont visiblement cruciaux dans notre rapport à Dieu que je ne vois jamais appliqués :

ÉCOUTE, Israël ! Le SEIGNEUR notre Dieu est le SEIGNEUR UN. Tu aimeras le SEIGNEUR ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être, de toute ta force. Les paroles des commandements que je te donne aujourd’hui seront présentes à ton cœur ; tu les répéteras à tes fils ; tu les leur diras quand tu resteras chez toi et quand tu marcheras sur la route, quand tu seras couché et quand tu seras debout ; tu en feras un signe attaché à ta main, une marque placée entre tes yeux ; tu les inscriras sur les montants de porte de ta maison et à l’entrée de ta ville. (Dt 6,4–9)

Si vous me trouvez des chrétiens qui ont ces commandements à leur main, entre leurs yeux, sur leurs portes et à l’entrée de leurs villes, envoyez-moi des photos ! Je veux voir ça.

Bien sûr, au-delà de ces quelques commandements que les Écritures nous présentent comme absolument fondamentaux, il y a quantité d’autres commandements objectivement plus mineurs dont on ne constate jamais l’application :

Quand un homme couche avec une femme qui a ses règles et qu’il découvre sa nudité, puisqu’il a mis à nu la source du sang qu’elle perd, et qu’elle-même a découvert cette source, ils seront tous les deux retranchés du sein de leur peuple. (Lv 20,18)

Si vous connaissez une Église qui exclue les couples ayant cette pratique que l’Ancien Testament considère comme une abomination, faites-moi signe !

Personne n’applique non plus la sentence prévue pour l’adultère :

Si l’on prend sur le fait un homme couchant avec une femme mariée, ils mourront tous les deux, l’homme qui a couché avec la femme, et la femme elle-même. (Dt 22,22)

Ni les commandements qui empêcheraient que la jeunesse parte en cacahuète comme c’est le cas aujourd’hui :

Et qui frappe son père ou sa mère sera mis à mort. (Ex 21,15)

Et qui insulte son père ou sa mère sera mis à mort. (Ex 21,17)

Dans le Nouveau Testament

Notez bien que même parmi les juifs, y compris les juifs en Israël, je n’ai pas connaissance que quiconque applique tous ces commandements. Mais pour mes sœurs et frères en Christ, ce n’est pas forcément un critère. En effet, Paul lui-même explique que personne n’arrive jamais à appliquer intégralement la loi (Ga 3,10) et que nous en sommes libérés par Christ (Ga 3,13.23–25)

Mais les commandements que nous donne Jésus Christ lui-même, les appliquons-nous ?

Commençons par le plus évident :

« Si ton œil droit entraîne ta chute, arrache-le et jette-le loin de toi : car il est préférable pour toi que périsse un seul de tes membres et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne. Et si ta main droite entraîne ta chute, coupe-la et jette-la loin de toi : car il est préférable pour toi que périsse un seul de tes membres et que ton corps tout entier ne s’en aille pas dans la géhenne. (Mt 5,29–30)

Selon Paul, tout homme est « charnel, vendu comme esclave au péché » (Rm 7,14). Jean n’est pas moins clair sur la question :

Si nous disons : « Nous n’avons pas de péché », nous nous égarons nous-mêmes et la vérité n’est pas en nous. (1Jn 1,8)

C’est donc facile : si ce commandement était appliqué à la lettre, étant donné que nous sommes tous régulièrement soumis à la tentation, la totalité des chrétiens se seraient arrachés au moins un œil et une main…

En général, quand on utilise l’argument que certains commandements de Jésus sont des appels éthiques radicaux qui sont prévus non pas pour nous être opposés mais pour nous faire réfléchir, on est accusé de vouloir se dérober et de ne pas obéir à Dieu.

Bizarrement, pas pour celui-ci.

Bien sûr, il y a d’autres commandements qui nous proviennent directement de Jésus et qui sont un tantinet moins extrêmes mais tout aussi problématiques à appliquer :

Nul ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent. (Mt 6,24)

Jésus va même préciser un peu cette histoire :

L’homme lui dit : « Maître, tout cela, je l’ai observé dès ma jeunesse. » Jésus le regarda et se prit à l’aimer ; il lui dit : « Une seule chose te manque ; va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel ; puis viens, suis-moi. » Mais à cette parole, il s’assombrit et il s’en alla tout triste, car il avait de grands biens. Regardant autour de lui, Jésus dit à ses disciples : « Qu’il est difficile à ceux qui ont les richesses d’entrer dans le Royaume de Dieu ! » Les disciples étaient déconcertés par ses paroles. Mais Jésus leur répète : « Mes enfants, qu’il est difficile d’entrer dans le Royaume de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu. » (Mc 10,20–25)

J’imagine que cet homme ne fut pas le dernier à s’assombrir et à s’en aller tout triste face à cette parole de Jésus. Cherchez autour de vous quels personnes vous connaissez qui ont vendu tous leurs biens pour les donner aux pauvres (pas ceux qui donnent régulièrement et peut-être beaucoup à des œuvres de charité, ceux qui ont vendu tous leurs biens)…

Mais peut-être cette parole de Jésus ne s’applique-t-elle qu’aux riches. Nous éviterons le sujet épineux de savoir si la majorité des occidentaux, avec des luxes comme la sécurité sociale et un salaire minimum, n’est pas de toute façon riche comparée aux plus pauvres des êtres humains, à commencer par ceux qui crèvent de faim et de froid au coin de leur rue.

Par contre, il n’y aucune raison dans le texte de penser que la suivante ne s’applique pas à tous :

Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. (Mt 5,39)

Essayez voir, à la sortie d’une église, de distribuer des baffes et de voir comment les gens réagissent. Je doute un peu que ce soit en conformité avec cet enseignement…

Conclusion

En fait, tout le monde s’autorise à évaluer quelles parties des Écritures ils vont effectivement appliquer et comment.

Évidemment, un certain nombre de croyants vont à l’extrême qui est de dire qu’aucune règle de la Bible n’est à appliquer, voire que le concept de morale est dépassé, qu’il suffit de vivre selon son cœur. Je suis persuadé que c’est une vision simpliste, non conforme aux Écritures et, bien souvent, dont le but est surtout de ne pas poser sur sa propre vie un regard critique.

Parmi ceux qui décident d’obéir aux Écritures, certains estiment que le choix qu’il font est particulièrement strict et exigent et ils se disent littéralistes. Mais il est manifeste qu’ils n’appliquent pas littéralement les Écritures.

D’autres assument parfaitement que leur application des Écritures est un travail d’interprétation, qui est perpétuellement nécessaire. L’un des critères qu’ils peuvent employer, une de leurs clefs de lecture, c’est tout simplement l’être humain : une règle doit être réaliste et, sans trahir leur esprit, nous devons adapter les règles aux hommes, pas l’inverse.

Cette notion radicale et subversive est évidemment rejetée par les littéralistes. Ils ne sont pas les premiers à s’en offusquer :

Or Jésus, un jour de sabbat, passait à travers des champs de blé et ses disciples se mirent, chemin faisant, à arracher des épis. Les Pharisiens lui disaient : « Regarde ce qu’ils font le jour du sabbat ! Ce n’est pas permis. » Et il leur dit : « Vous n’avez donc jamais lu ce qu’a fait David lorsqu’il s’est trouvé dans le besoin et qu’il a eu faim, lui et ses compagnons, comment, au temps du grand prêtre Abiatar, il est entré dans la maison de Dieu, a mangé les pains de l’offrande que personne n’a le droit de manger, sauf les prêtres, et en a donné aussi à ceux qui étaient avec lui ? » Et il leur disait : « Le sabbat a été fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat, de sorte que le Fils de l’homme est maître même du sabbat. » (Mc 2,23–28)

Que Dieu vous garde.

Illustration : Gleaning