Je pense que tout le monde, sans exception, devrait être polyamoureux…
Je l’admets volontiers, cette formulation est provocatrice, mais elle est aussi parfaitement exacte et je vais expliquer en quoi (par « exacte », je n’entends pas que j’ai forcément raison, mais que c’est réellement et sans exagération ce que je pense).
Tout d’abord, qu’est-ce que j’entends par « être polyamoureux » ?
Pour moi, être polyamoureux, c’est « accepter la possibilité de relations affectives multiples en parallèle, avec l’approbation de tou·te·s ».
Il est donc question de relations affectives et non pas seulement amoureuses ou sexuelles, parce que le polyamour tend à supprimer les distinctions arbitraires qu’on fait entre différents types de relations. Les relations peuvent devenir plus plastiques, une affinité intellectuelle se muant en amitié câline sans sexe, une relation avant tout sexuelle se muant en une relation amoureuse, une intimité émotionnelle s’ouvrant à une intimité sexuelle, etc… Il n’est pas rare de trouver parmi les polyamoureux·ses des relations essentiellement impossibles à trouver dans le carcan monogame, car à cheval entre les catégories réputées imperméables de l’amitié et de l’amour. Peu de personnes monogames accepteraient que la personne aimée ait une relation dans laquelle elle regarde souvent des films dans les bras de quelqu’un d’autre (même si ça ne va pas plus loin) ou échange une correspondance écrite explicitement sexuelle (même si ça ne se concrétise jamais physiquement). Même dans le carcan monogame, il est acquis qu’on peut avoir de multiples relations amicales en parallèle ou de multiples relations parentales en parallèle ou de multiples relations professionnelles en parallèle. Une fois la distinction gommée, cette possibilité semble aisément évidente pour toutes les relations.
Ces relations sont envisagées avec l’approbation de tou·te·s, c’est-à-dire dans une communication ouverte et sincère avec chacune des personnes avec qui on est en relation. Certain·e·s parlent de vivre le polyamour avec le consentement de tou·te·s mais je choisis de réserver la notion de consentement à ce qui nous arrive à nous-même ; en ce sens, je ne peux jamais ne pas consentir à ce que deux autres personnes font ensemble, par contre, ça pourrait ne pas avoir mon approbation. Selon les personnes polyamoureuses, cette question de l’approbation a une portée différente. Pour certain·e·s, cela veut dire que leurs partenaires peuvent avoir un droit de regard plus ou moins fort sur ce qu’elles vont vivre avec d’autres. Un extrême de cette approche est de donner un droit de veto à une personne, généralement dans le cadre d’un couple principal. Mais pour d’autres, il est exclus qu’une personne tierce ait un droit de regard sur la relation entre deux personnes et ce qui doit recevoir l’approbation de tou·te·s, ce sont uniquement les règles communes du polyamour, pas les détails de chaque relation. Mais même dans cette vision (ou, paradoxalement, d’autant plus dans cette vision ?), il est toujours question de chercher activement un modus vivendi qui réponde au mieux aux besoins de tou·te·s. Je partage cette vision-ci et elle me semble tout simplement plus réaliste : dans toutes les relations, y compris les relations amoureuses monogames, on fait des choses que l’autre voudrait nous interdire. Il me semble de toute façon impératif de composer avec la liberté de l’autre et l’idée de le contrôler me semble être le symptôme d’un problème profond (mais il est possible que certaines personnes ne puissent pas résoudre ce problème-là même en en ayant conscience, du moins dans l’immédiat, aussi contrôler l’autre fait-il peut-être parfois sens… mais j’avoue que j’ai un peu de mal à y croire).
Mais alors, tout le monde devrait-il avoir des relations multiples ?
Non ! Parce que le polyamour, ce n’est pas le fait de vivre des relations multiples, c’est le fait d’accepter leur possibilité ! Personnellement, je suis devenu polyamoureux alors que j’avais une seule relation amoureuse et à un moment où je n’avais aucune perspective d’en avoir une seconde. Mais le fait de devenir polyamoureux a déjà modifié la manière dont j’envisageais ma relation d’alors. Et si une personne n’a pas de relation amoureuse à un moment donné, elle ne cesse pas d’être polyamoureuse. À l’inverse, si on ne fait plus absolument la différence entre amitié et amour, alors presque tout le monde est simplement en train de vivre des relations multiples.
Si je dis que tout le monde devrait être polyamoureux, c’est parce que je pense que personne ne peut jamais bénéficier de croire les mensonges que notre culture nous raconte sur l’amour monogame (ou l’amour tout court). Non, c’est obligatoirement faux qu’on ne peut aimer vraiment qu’une personne à la fois. Les personnes qui trompent leur conjoint et ne souhaiteraient pas choisir entre l’une ou l’autre personne aimée en sont la preuve depuis des siècles (ce qui ne change rien au caractère malhonnête de l’adultère). L’amour intense et engageant que nous portons à nos enfants et à nos parents nous montre pourtant bien que l’amour n’est pas habituellement une ressource qu’on divise entre ses destinataires. Plus définitivement, l’amour vécu et professé par les millions de personnes polyamoureuses devrait à lui seul mettre fin à ce mythe. Non, ce n’est pas fondamentalement plus difficile d’avoir des relations multiples, ou plus susceptible de finir douloureusement. Ce dernier argument devrait être profondément ridicule quand on le relie aux statistiques sur le divorce et aux résultats habituels des couples monogames, et pourtant il est proposé régulièrement. Quant à la difficulté inhérente, le polyamour rend simplement abolument impératif un travail sur soi et sur sa communication qui était déjà essentiel mais ignoré dans la plupart des relations monogames, avec les résultats désastreux qu’on sait. Les personnes polyamoureuses sont forcées de faire face au fait qu’elles ne peuvent pas savoir aveuglément et sans communication où elles vont. Les monogames non plus ne le savent pas, mais l’idée qu’il y a une manière normale de vivre un couple monogame permet d’en avoir l’illusion (sortir ensemble, coucher ensemble, se marier, acheter une maison, adopter un chien, faire 2,3 enfants, etc…).
Tout le monde devrait être polyamoureux car tout le monde devrait accepter la réalité de la nature humaine : il est possible pour la plupart des êtres humains d’avoir plusieurs relations amoureuses, la plupart n’ont pas besoin dans leur vie d’être jaloux ou possessifs et on peut prendre plaisir à être libres et offrir aux personnes qu’on aime la même liberté. On peut même trouver un grand bonheur à voir les personnes qu’on aime trouver du bonheur avec d’autres que nous. C’est un sentiment merveilleux, que le bouddhisme appelle « Muditā » et que les polyamoureux·ses appellent compersion. Que les gens souhaitent ou non vivre cette réalité merveilleuse, elle existe. Et comme toute réalité, il n’y a rien à gagner et tout à perdre à se raconter des mensonges à son propos.
Je ne souhaite à personne d’être monogame par croyance que c’est la seule possibilité. Paradoxalement, être polyamoureux me semble un pré-requis essentiel pour réussir un couple monogame : c’est en connaissance de la véritable réalité et des alternatives qu’on peut faire réellement le choix d’être exclusif. Se forcer à être exclusif quand on ne le veut pas réellement me semble au contraire une excellente manière de ne pas se protéger de la possibilité d’un adultère futur. Les derniers siècles d’histoire du mariage et de la monogamie semblent plutôt valider cette hypothèse… Et évidemment, je souhaite aux personnes qui seraient moins heureuses dans une exclusivité amoureuse et sexuelle de trouver les conditions de vivre des relations multiples épanouissantes.
Que Dieu vous garde.
Illustration : Diana et Actaeon