Je n’obéis qu’à un seul commandement, le commandement d’amour, mais le pendant des commandements, c’est leur désobéissance, c’est-à-dire le péché. Du coup, qu’est-ce que le péché, pour moi ?
Tout d’abord, la Bible ne permet pas de soutenir l’idée que certains actes sont toujours des péchés et d’autres ne sont jamais des péchés. En 1Co 8,7, Paul mentionne qu’en fonction de leurs connaissances, ce qui est un péché pour l’un ne le sera pas pour l’autre. Mais il va plus loin en précisant que le critère est dans la relation à Dieu :
Mais celui qui a mauvaise conscience (…) est condamné par Dieu, parce qu’il n’agit pas selon une conviction fondée sur la foi. Et tout acte qui n’est pas fondé sur la foi est péché. (Rm 14,23)
C’est-à-dire qu’un acte qui nous détourne de Dieu est un péché. Ironiquement, il suffit que nous pensions qu’un acte nous détourne de Dieu et que nous le commettions quand même pour qu’il soit un péché. Mais attention, à l’inverse, il ne suffit pas de se convaincre qu’un acte n’est pas un péché pour qu’il n’en soit plus un ! Tout acte qui ne manifeste pas une vérité sera condamné par Dieu :
Du haut du ciel, Dieu manifeste sa colère contre tout péché et tout mal commis par les humains qui, par leurs mauvaises actions, étouffent la vérité. (Rm 1,18)
C’est somme toute logique, car Dieu voit forcément au-delà des illusions que l’être humain peut employer contre lui-même. Et ces illusions sont nombreuses.
La première, c’est de se faire une image de Dieu qui nous arrange bien au lieu d’accepter ce qu’Il nous révèle de Lui. Quand j’assouvis ma soif de pouvoir en me disant que c’est Dieu qui veut et qui a fait que je règne, quand j’excuse mes violences en affirmant qu’elles sont l’expression de la justice de Dieu sur Terre ou quand je me dis que Dieu déborde tellement d’amour qu’il n’attend aucune repentance de moi pour me pardonner, je ne me tourne pas vers Dieu tel que les Écritures me le révèlent mais vers une idole.
La seconde, c’est de refuser nos propres aspirations, nos propres besoins et les conséquences sur nous-mêmes de nos actes et des événements. Quand je flatte mon orgueil en prenant sur moi une charge dont je peux réaliser qu’elle sera trop lourde à porter, quand je m’autorise un plaisir ou que je fais quelque chose de charitable en faisant abstraction de la souffrance que cela me causera plus tard, je me mens sur moi-même.
La troisième, c’est de projeter sur les autres notre vision d’eux au lieu d’être à leur l’écoute. Quand je fournis une aide à quelqu’un sans réellement chercher à savoir quels sont ses besoins, quand je néglige quelqu’un en m’abritant derrière mon absence de devoir envers cette personne au lieu d’accepter sa souffrance, je ne suis plus réellement en relation avec eux.
Toutes ces illusions obéissent au même schéma : je suis en relation non pas avec ce qui est, mais avec ce que je souhaite qui soit. Et comment pourrait-on bien appeler le fait d’être en relation avec ce qui est, d’accepter pleinement un être tel qu’il est ? L’amour, bien sûr !
Hé oui, le péché est tout simplement l’opposé de l’amour ! (c’est évidemment d’une beauté axiomatique qui ravit le matheux que je suis ; Dieu est plein de bonté envers les matheux, assurément)
Mais une définition aussi simple du péché soulève quelques questions épineuses : n’importe quel acte ne pourrait-il pas être fait dans l’amour et, si oui, à quoi bon les listes de commandements et d’interdits dans la Bible ? Et entre les listes rigides et cette définition abstraite, ne pourrait-il pas y avoir un guide un tant soit peu plus concret pour notre réflexion ?
Paul répond à ces questions :
« Tout m’est permis », mais tout ne convient pas. « Tout m’est permis », mais moi je ne me laisserai asservir par rien. (1Co 6,12)
De la part d’un auteur qui enchaîne à plusieurs reprises des listes d’interdits et les condamne dans les termes les plus absolus et quand on le voit se répéter de la sorte, on ne peut pas penser que cette formulation est un accident. Tout d’abord, il nous donne là un premier guide pour appliquer l’amour comme critère d’obéissance à Dieu : nous ne devons jamais être dominés par nos actes, nos désirs. Nous devons toujours être en train de choisir, « selon une conviction fondée sur la foi », notre conduite. Du moment que nous estimons ne pas avoir de choix, quelque chose se passe de travers et nous savons que nous sommes passés dans le péché.
Pourquoi alors la Bible contient-elle des listes de commandements, pourquoi Paul condamne-t-il des listes d’interdits ? Parce que tout le monde n’est pas toujours prêt à assumer la responsabilité de discerner l’amour du péché et que ces listes constituent un point de départ d’où ils peuvent partir en toute sécurité :
Pour moi, frères, je n’ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais seulement comme à des hommes charnels, comme à des petits enfants en Christ. C’est du lait que je vous ai fait boire, non de la nourriture solide : vous ne l’auriez pas supportée. Mais vous ne la supporteriez pas davantage aujourd’hui (1Co 3,1–2)
Quiconque en est encore au lait ne peut suivre un raisonnement sur ce qui est juste, car c’est un bébé. Les adultes, par contre, prennent de la nourriture solide, eux qui, par la pratique, ont les sens exercés à discerner ce qui est bon et ce qui est mauvais. (He 5,13–14)
Et quelque soit notre progression, les commandements et les interdits de la Bible sont toujours une source de questionnements et de réflexions. Les réformateurs appelaient ça le sens pédagogique de la Loi.
Mais Paul ne s’arrête pas là et décide qu’un peu plus loin dans sa lettre, il va encore un peu enfoncer le clou :
« Tout est permis », mais tout ne convient pas. « Tout est permis », mais tout n’édifie pas. Que nul ne cherche son propre intérêt, mais celui d’autrui. (1Co 10,23–24)
Au cas où on ne l’aurait pas encore compris, tout est permis… Et il donne un guide supplémentaire, la considération de l’autre. Pour être plus précis, l’édification, qui lui faisait déjà affirmer qu’on peut avoir un comportement qui n’est pas un péché pour nous-même, mais qui, s’il pousse un frère ou une sœur en Christ à faiblir dans leur foi, est un péché qu’on commet contre Christ lui-même (1Co 8,10–12).
Paul nous enseigne donc que lorsque nous sommes prêts à en prendre la responsabilité, nous pouvons vivre en dehors du péché non plus en respectant des interdits ou des obligations, car tout est permis, mais en agissant selon une conviction fondée sur la foi (par amour de Dieu), dans la liberté (par amour pour nous-même) et de manière édifiante (par amour pour autrui).
Heureux celui qui ne se sent pas coupable dans ses choix ! (Rm 14,22)
Que Dieu vous garde.
Illustration : Masaccio. Head of Adam. Expulsion from the Garden of Eden. Brancacci Chapel