Je ne peux pas juger

La Bible nous invite clairement à avoir une éthique exigeante, dans les paroles de Jésus Lui-même :

« Entrez par la porte étroite. Large est la porte et spacieux le chemin qui mène à la perdition, et nombreux ceux qui s’y engagent ; combien étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la vie, et peu nombreux ceux qui le trouvent. » (…) « Il ne suffit pas de me dire : “Seigneur, Seigneur !” pour entrer dans le Royaume des cieux ; il faut faire la volonté de mon Père qui est aux cieux. (Mt 7,13–14;21)

Pour autant, Jésus ne nous appelle pas à reprendre les autres sur leurs erreurs ; au contraire, il nous met en garde contre le danger de vouloir s’intéresser aux défauts des autres avant les notres :

Qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton œil, tu ne la remarques pas ? Ou bien, comment vas-tu dire à ton frère : “Attends ! que j’ôte la paille de ton œil” ? Seulement voilà : la poutre est dans ton œil ! Homme au jugement perverti, ôte d’abord la poutre de ton œil, et alors tu verras clair pour ôter la paille de l’œil de ton frère. (Mt 7,3–5)

Ceci dit, dans cette parabole, Jésus n’exclue pas que je donne des conseils éthiques à mon prochain, seulement que je le fasse avant d’avoir fait un réel et profond travail éthique sur moi-même.

En fait, en introduction de ce discours, Jésus nous donne une clef importante :

« Ne vous posez pas en juge, afin de n’être pas jugés ; car c’est de la façon dont vous jugez qu’on vous jugera, et c’est la mesure dont vous vous servez qui servira de mesure pour vous. (Mt 7,1–2)

Cette parole de Jésus a un côté un peu paradoxal. Faut-il ne jamais se poser en juge, ou le peut-on du moment qu’on accepte le jugement en retour ? Je crois aujourd’hui que Jésus démarre par une interdiction car il sait combien la tentation est grande pour nous de nous trouver toutes les bonnes raisons du monde de juger les autres.

Qui plus est, Jésus sait combien nous risquons de sombrer dans l’hypocrisie quand nous nous posons en juge. Et je crois qu’il n’y a pas besoin de mauvaise foi pour être hypocrite. C’est même parfois une forme d’amour de l’autre qui nous y pousse, quand on veut éviter aux autres de commettre des erreurs dont nous avons nous-même souffert. Ainsi celui qui a été blessé dans sa vie amoureuse et sexuelle se met à essayer de convaincre autour de lui de la nécessité de la chasteté avant le mariage, par exemple. Partant de là, il ne faut pas beaucoup pour se mettre à juger ceux qui vivent leur sexualité de manière plus libre.

Mais même avec les meilleures intentions du monde, il reste malhonnête de juger avec sévérité les autres quand on arrive pas soi-même à être à la hauteur de ses propres jugements, et Jésus n’a aucune tendresse pour cette hypocrisie-là :

« Les scribes et les Pharisiens siègent dans la chaire de Moïse : faites donc et observez tout ce qu’ils peuvent vous dire, mais ne vous réglez pas sur leurs actes, car ils disent et ne font pas. Ils lient de pesants fardeaux et les mettent sur les épaules des hommes, alors qu’eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt. Toutes leurs actions, ils les font pour se faire remarquer des hommes. Ils élargissent leurs phylactères et allongent leurs franges. (Mt 23,2–5)

En quelques mots, Jésus résume ici tous les dangers du jugement. Ses tentations et ses travers forment plusieurs cercles vicieux, imbriqués ensemble :

  • Moins on arrive soi-même à vivre ce qu’on exige des autres, plus il devient tentant d’étouffer sa culpabilité dans l’assurance qu’on sauve les autres à défaut de soi-même ; et plus on exige des autres, plus le fossé entre ce qu’on vit et ce qu’on exige se creuse,

  • plus on cache ses propres manquements, plus on peut être perçu comme irréprochable ; et plus on nous félicité pour notre perfection, plus il devient difficile d’admettre notre imperfection.

Il me semble que la solution est, comme souvent avec les conseils de Dieu, terriblement simple mais contraire à tout ce que le monde nous enseigne : il nous faut être exigeants avec nous-mêmes et témoigner avec candeur de nos difficultés à tenir nos propres exigences.

Paradoxalement, je suis persuadé que c’est en se concentrant ainsi sur nous-mêmes et en laissant apparaître nos manquements que nous aiderons le plus les autres à cheminer avec nous sur un chemin de sanctification. En nous concentrant sur nous-mêmes, nous menons par l’exemple et nous faisons l’expérience des difficultés de la voie que nous voulons promouvoir. C’est d’ailleurs la seule manière de découvrir qu’un enseignement ne fonctionne pas, de pouvoir réformer ses idées en les confrontant à la réalité. En étant honnêtes sur nos propres errements, nous permettons justement aux autres de vérifier que nous ne sommes pas aveuglés par nos idées, que nous restons conscients que nos propositions peuvent échouer.

Mieux encore, lorsqu’une personne décide de cheminer avec quelqu’un qui témoigne simplement de ses difficultés, cette personne sera plus à même de faire part de ses difficultés. Face à quelqu’un qui semble parfait, il est souvent humiliant d’avouer ses manquements.

Ce n’est pas un hasard si dans deux discours où il condamne la posture de jugement, Jésus parle de service à l’autre. Nous sommes appelés, dans notre volonté de sanctification, à ne pas prendre celle-ci comme prétexte pour dominer les autres. Et quel meilleur moyen que de se mettre à leur service :

« Ainsi, tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux : c’est la Loi et les Prophètes. (Mt 7,12)

Pour vous, ne vous faites pas appeler “Maître”, car vous n’avez qu’un seul Maître et vous êtes tous frères. N’appelez personne sur la terre votre “Père”, car vous n’en avez qu’un seul, le Père céleste. Ne vous faites pas non plus appeler “Docteurs”, car vous n’avez qu’un seul Docteur, le Christ. Le plus grand parmi vous sera votre serviteur. Quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé. (Mt 23,8–12)

Pourtant, n’est-ce pas un peu facile de se refuser à porter un jugement sur les autres ? N’y a-t-il quand même pas des choses suffisamment fondamentales, suffisamment graves peut-être, qui nécessitent qu’on intervienne, qu’on ne laisse pas l’autre se fourvoyer ? Lorsque nous voyons quelqu’un pécher, n’avons-nous pas la responsabilité au moins de le rappeler à l’ordre ?

Là aussi, je crois qu’il ne s’agit pas de se l’interdire de manière absolue mais d’être conscient de la tentation qui nous guette de dominer l’autre, voire carrément d’abuser de cette soi-disant responsabilité pour agresser l’autre.

Quelles limites pourrions-nous nous poser pour nous protéger de cette tentation ? Là encore, les Écritures nous livrent une clef très simple :

« Si ton frère vient à pécher [contre toi], va le trouver et fais-lui tes reproches seul à seul. S’il t’écoute, tu auras gagné ton frère. (Mt 18,15)

Ce « contre toi » n’est pas présent dans les manuscrits les plus anciens du Nouveau Testament, mais la distinction qu’il opère me semble absolument cruciale : et si on s’interdisait de juger les autres quand ce qu’ils font ne nous touche pas directement ? Si la seule personne à qui je peux reprocher son éthique sexuelle était mon partenaire ? Si les seuls mensonges que je pouvais reprocher étaient ceux qui m’ont causé du tort ? Est-ce que cela ne mettrait pas immédiatement fin à la plupart des hypocrisies moralisatrices dans nos communautés ?

On pourrait se demander s’il ne faut pas aussi intervenir quand une personne en fait souffrir une autre. Mais est-il vraiment nécessaire, dans ce cas-là, de juger ? A-t-on vraiment besoin de reprocher ses actes à l’agresseur ou ne pourrait-on pas se contenter d’être présents pour la victime, de s’interposer pour empêcher l’agression et de rappeler à l’agresseur les souffrances qu’il cause, sans jugement ?

En fait, c’est ma conviction et mon expérience que cette posture-là, sans jugement, est même plus efficace. Dans quantité de situations, le jugement braquera les personnes concernées et pas seulement celui qui cause des souffrances. Même la victime peut se fermer à l’aide qu’on lui propose quand celle-ci s’accompagne d’un jugement. Pire, dans certains cas, le jugement causera des souffrances supplémentaires ; c’est le cas par exemple pour les enfants maltraités, qui ont besoin qu’on leur rappelle leurs droits et le fait que les abus qu’ils subissent sont des infractions à la loi mais qui pourront très mal vivre qu’on juge moralement leurs parents.

Pour finir, n’y a-t-il pas un enjeu qui nous dépasse quand il s’agit de la foi ? Ne doit-on pas garantir que la Bonne Nouvelle sera vécue et proclamée correctement dans nos communautés, au risque sinon qu’elle soit pervertie ? Bien sûr, certaines épîtres en parlent, mais Paul a néanmoins des consignes très claires sur la manière de se comporter sur ces questions entre fidèles :

Accueillez celui qui est faible dans la foi, sans critiquer ses opinions. (Rm 14,1)

Cessons donc de nous juger les uns les autres. Appliquez-vous bien plutôt à ne rien faire qui amène votre frère à trébucher ou à tomber dans l’erreur. (Rm 14,13)

De la même manière que Jésus nous invite à nous tourner vers nous-même quand il s’agit d’être exigeant et de faire preuve de sollicitude envers les autres, Paul nous invite à accueillir nos différences avec bienveillance, à ce que notre exigeance morale soit au service de l’autre avant tout. Il précise explicitement dans ce chapitre que ceux qui se fixent des règles strictes ne doivent pas juger ceux qui vivent leur foi dans une plus grande liberté et vice-versa.

Il conclue ainsi :

Ta conviction personnelle à ce sujet, garde-la pour toi devant Dieu. Heureux celui qui ne se sent pas coupable dans ses choix ! Mais celui qui a mauvaise conscience en consommant un aliment est condamné par Dieu, parce qu’il n’agit pas selon une conviction fondée sur la foi. Et tout acte qui n’est pas fondé sur la foi est péché. (Rm 14,22–23)

Alors vous aussi, cherchez ardemment le chemin étroit qui mène à la vie, soyez heureux des choix que vous faites en chemin ! Et s’il-vous-plaît, fichez donc la paix à ceux qui n’ont pas fait les mêmes choix que vous, mais n’hésitez pas à échanger sincèrement avec eux sur votre parcours. Dites-leur comment vous avez trébuché, pour que ce soit la confiance plutôt que la peur qui leur donne envie de faire un bout de chemin avec vous !

Que Dieu vous garde.

Illustration : Hardy — They shall show you the sentence of judgment