En général, la science n'a qu'un avis

Il semble que le débat fasse aujourd’hui encore plus rage qu’il y a quelques années autour de la question de la vérité. Des pans entiers de la classe politique se sentent désormais légitimes à mentir outrageusement et à appeler leurs mensonges des vérités subjectives, des opinions personnelles ou encore des faits alternatifs. Depuis fort longtemps, des charlatans vendent trompeusement de l’espoir à des personnes en souffrance alors qu’ils ne possèdent pas les remèdes qu’ils font miroiter. Certains sont des escrocs, d’autres des pratiquants ignorants de méthodes plus ou moins inefficaces.

Face à tout cela, beaucoup opposent la science. Et face à la science, nombreux sont ceux qui sont prompts à faire semblant qu’elle n’est pas si crédible que ça pour décrire la réalité.

Soi-disant, la science prétend détenir la vérité et c’est un orgueil déplacé (sauf que La science ne produit jamais de vérité. Et c’est sa force). Soi-disant, elle n’est surtout pas crédible pour remettre en question ce que eux professent et elle n’a pas le pouvoir de disqualifier ce qu’ils ont vu (sauf que Souvent, la science sait mieux que vous ce que vous vivez). Soi-disant, la science dit tout et son contraire. Soi-disant, la science est teintée comme tout le monde d’idéologie et dit juste ce qui sert les intérêt de cette idéologie. Soi-disant, ce que eux professent fait partie de ces choses que la science ne peut comprendre.

Cette série d’articles répond chacun à une de ces objections. Ici, que la science dit tout et son contraire.

Le consensus scientifique

D’abord, il faut faire la différence entre la science et les avis individuels des scientifiques qui la composent. Évidemment, il est toujours possible que des scientifiques ne soient pas d’accord entre eux, parfois pour des raisons scientifiquement légitimes, parfois de manière irrationnelle. Mais le fait que des scientifiques soient en désaccord sur un sujet n’empêche pas la science d’avoir un avis unique.

Cet avis, dans les cas les plus simples, c’est ce qu’on appelle le consensus scientique. C’est le fait qu’une vaste majorité de scientifiques s’accordent pour évaluer le statut d’une ou plusieurs théories scientifiques. Et quand une seule théorie n’a pas encore été réfutée et permet de réaliser des prédictions, alors le consensus scientifique est que cette théorie décrit la réalité.

Quiconque prétend que la réalité est différente fera des prédictions de moindre qualité que ceux qui emploient un tel consensus scientifique.

Il y a deux conditions dans lesquelles ce dernier point ne se vérifie plus :

  • quand le consensus était réellement la meilleure théorie connue mais que la personne qui prétend que la réalité est différente est en train de proposer une théorie qui est réellement meilleure que le consensus,
  • quand le consensus est biaisé par un dogme ou des intérêts non scientifiques (politiques, financiers, etc…).

Pour autant, on ne peut pas faire fi du consensus scientifique et simplement clamer qu’on détient la prochaine théorie qui fera consensus. Toutes les règles qui font la science continuent de s’appliquer et la nouvelle théorie devra non seulement être capable de faire des précisions aussi précises que le consensus scientifique sur les phénomènes qu’il couvre déjà, mais aussi faire des prédictions en plus que le modèle actuel est incapable de faire (un cas particulier est le fait de faire les mêmes prédictions mais de manière bien plus précise encore).

Une des conséquences, c’est que pour rejeter le consensus scientifique, il faut en général le connaître sur le bout des doigts. Il est fréquent que des personnes formulent une nouvelle théorie sans réelles connaissances du consensus scientifique. Il est parfaitement raisonnable de rejeter d’emblée ces théories. L’histoire scientifique récente contient plusieurs exemples de théories que de nombreux amateurs entendent révolutionner et où les instances scientifiques ont été tellement inondées de propositions erronées qu’elles ont officiellement cessé d’examiner celles qui ne viennent pas de scientifiques reconnus (notamment le mouvement perpétuel et P=NP). L’alternative était simplement impossible.

Et la raison de leur refus d’étudier toutes les propositions soi-disant révolutionnaires est non seulement simple mais importante : il faut parfois un effort minime pour produire une soi-disante nouvelle théorie. N’importe quel illuminé peut fabriquer une machine étrange avec des aimants et des fils de partout, et prétendre qu’elle produit de l’énergie de manière infinie, voire même sembler faire des mesures qui le prouvent. Mais il faut des années d’études et des jours voire parfois des semaines de travail pour expliquer en quoi sa machine échoue à enfreindre les lois de la thermodynamique. Et il faudrait probablement des mois de travail pour produire une explication qui aurait des chances de convaincre l’inventeur ou ses fans.

Quand plusieurs théories s’affrontent

Dans certains cas, néanmons, il n’y a pas une théorie unique qui fait consensus. Parfois, il n’y a même aucune théorie bien établie. En général, dans ce cas-ci, des scientifiques ont au moins des pistes de recherche. Mais une piste de recherche n’est pas simplement une affirmation en l’air, car elle s’accompagne presque toujours d’une ou plusieurs idées d’expérimentation capables soit de donner un peu plus de crédibilité à cette piste soit de la discréditer. Une piste de recherche est donc une sorte de théorie, en plus vague, avec des prédictions elles aussi plus vagues. Mais on conserve l’objectif d’être réfutable.

Et en particulier, le fait qu’il y ait plusieurs théories en lice n’est évidemment pas le prétexte à dire que n’importe quoi pourrait être vrai. Pour donner un bon exemple, c’est le cas actuellement de la physique des particules ! En effet, nous avons une quantité de théories qui expliquent comment une des quatre forces fondamentales fonctionne, certaines qui expliquent comment deux forces fonctionnent de manière unifiée, voire même expliquent une approximation utile pour trois forces. Ce serait une découverte monumentale si quelqu’un arrivait à confirmer une théorie exacte des trois forces forte, faible et électromagnétique (on appellerait ça une grande unification) ou, encore mieux, qui incluerait également la gravitation (on parle alors de théorie du tout).

Pour autant, on sait dans quels cas ces théories incomplètes sont suffisamment justes pour prédire la réalité. On a une montagne de données expérimentales qui cadrent plus ou moins avec toutes ces théories. Et toute personne qui débarquerait avec une nouvelle théorie devra être capable d’expliquer toutes ces données.

De plus, ce n’est parce qu’on a pas de théorie du tout qu’on est pas capables de faire des tirs ballistiques ultra-précis ou de mettre en orbite un satellite (ou une voiture électrique avec un mannequin au volant).

La vision du grand public

Pourtant, le grand public pense très souvent qu’on ne peut jamais savoir ce qui est vrai ou ce qui est juste. On entend souvent les gens dire « même les scientifiques ne sont pas d’accord entre eux ! ». Et nombreux sont ceux qui n’hésitent pas à embrayer (alors que ce n’est pas logique…) sur « donc ma théorie X est aussi valable qu’une autre », alors même qu’en vérité, quantité de données empiriques réfutent totalement ladite théorie.

Pour prendre un exemple à peine extrême, je pourrais prétendre que quand je pense à la couleur verte, j’ai le pouvoir de modifier le comportement des électrons autour de moi. Dans cette théorie, je pourrais prétendre ceci :

La couleur verte a une fréquence quantique spirituelle dans la résonance magnétique d’amour de mon cerveau qui me donne un pouvoir sur les électrons.

Et si on me répond que cette phrase-là n’a littéralement aucun sens (c’est le cas…), je répondrais que de toute façon, même les scientifiques ne savent pas comment fonctionnent les électrons, alors qui pourrait dire que j’ai tort ?

Présenté ainsi, ça semble peut-être ridicule (j’espère, même !), mais ce n’est pas si différent des affirmations faites avec sérieux par quantité de charlatans, dont certains se réclament même d’être encore plus ou moins scientifiques. Rupert Sheldrake et Deepak Chopra sont deux exemples proéminents. Comme avec ma phrase absurde, leurs discours sont constellés de l’emploi de termes scientifiques, dont l’usage est parfaitement incohérent avec leur sens établi par la science. Encore une fois, l’enjeu pour eux est d’employer l’aura mystique de la science, sans s’encombrer de ses contraintes méthodologiques. Le problème, comme je le disais plus haut, c’est qu’il m’a fallu 5 ou 6 secondes pour construire cette phrase ridicule, mais si quelqu’un venait à la lire qui n’a que très peu de notions de physique et de biologie, il faudrait probablement plusieurs dizaines de minutes au bas mot pour expliquer en quoi la phrase n’a réellement aucun sens. C’est-à-dire qu’il faudrait quelque part entre 100 et 1000 fois plus d’efforts pour contrer ce bullshit que pour le faire naître.

Le mensonge des medias

D’où vient cette perception du grand public ? Selon Ben Goldacre, dans son livre Bad Science, le problème vient des médias. En effet, ceux-ci aiment présenter une version plus conflictuelle que la vérité. Sur le changement climatique, par exemple, la vérité est que 97% des scientifiques sont d’accord et que les 3% restants tendent à produire des études de mauvaise qualité. Il n’y a littéralement pas d’étude scientifique de qualité qui remette aujourd’hui en cause la question du changement climatique et son origine humaine. Donc si vous êtes un journaliste dont l’objectif est de rendre compte de la vérité, vous allez inviter deux ou trois scientifiques de disciplines différentes, d’accord entre eux sur les points essentiels.

Mais ça ne fera pas forcément une émission aussi palpitante que si vous invitez deux scientifiques, un qui est d’accord avec le consensus scientifique et l’autre qui le rejette. Vous obtiendrez un débat probablement houleux et, si vous avez de la chance, le renégat ira même jusqu’à formuler des théories fumeuses sur l’intégrité de la science, sur des soi-disant lobbies qui l’empêchent de faire éclater la vérité vraie (alors même que lui est financé par l’industrie du pétrole…). En somme, il y aura du spectacle !

Et voilà donc un des nœuds du problème : l’intérêt financier des médias n’est pas d’informer le public honnêtement, il est de divertir et d’avoir des parts de marché, du temps d’audimat. Le problème est tel qu’un groupe de personnes a récemment publié une tribune, No Fake Science, alertant de ce que les journalistes, trop souvent, ne présentent pas clairement au public ce qui est un consensus scientifique et, au contraire, laissent volontairement planer le doute.

Le mensonge de l’industrie

Et puisqu’on parle d’intérets financiers, les médias ont parmi leurs clients les plus gros payeurs les publicitaires, qui sont littéralement une force de désinformation.

En effet, diverses industries n’hésitent pas à profiter de l’aura de la science pour vendre leur produits (« testé cliniquement ! », « efficacité prouvée scientifiquement ! »), et emploient les résultats de la science pour mettre au point leurs produits, mais n’ont aucune envie de se plier aux rigueurs de la science. Dans l’ensemble, les études qui testent cliniquement des produits commerciaux, hors du domaine strictement médical, sont d’une qualité lamentable. Très faible nombre de personnes testées, aucune précaution méthodologique prise (pas d’aveugle, pas de randomisation), etc… Évidemment, il y a fort à parier que quantité d’entre elles sont tout simplement réalisées de manière malhonnête, car ces études ne sont soumises à aucun des garde-fous externes qu’emploie généralement la science (pas d’enregistrement préalable, donc ils peuvent les refaire ou sélectionner les données jusqu’à avoir les résultats qu’ils souhaitent, par exemple).

Pire, nous avons maintenant la preuve qu’à plusieurs reprises, des industries puissantes ont activement tenté d’empêcher un consensus scientifique d’apparaître ou de toucher le grand public. Par exemple :

  • L’industrie du tabac a sciemment financé des études scientifiques et des campagnes de communication pour empêcher qu’on réalise combien la cigarette était responsable de cancers,

  • l’industrie du pétrole a sciemment financé des études scientifiques et des campagnes de communication pour empêcher qu’on réalise combien les énergies fossiles participent au changement climatique,

  • l’industrie du sucre a sciemment financé des études scientifiques et des campagnes de communication pour empêcher qu’on réalise combien le sucre est dangereux pour la santé, en faisant croire que le gras était dangereux (alors qu’on sait aujourd’hui que le gras est bon pour la santé).

On sent comme un motif, n’est-ce pas ?

Voilà donc d’où vient cette notion que la science peut dire tout et son contraire. En fait, c’est presque tout le temps un argument fallacieux, employé par celles et ceux qui souhaient vous raconter quelque chose de faux ou d’infondé.

Bien sûr, le fait que ce soit fallacieux ne veut pas dire que toute personne qui l’emploie soit elle-même malhonnête ; certaines personnes s’en servent parce qu’elles croient sincèrement que la science n’a pas de résultats clairs et que la théorie à laquelle elles croient est vraie. Malheureusement, si une personne ressent le besoin de préciser que la science n’est pas claire sur un point qui réfute sa théorie préférée, c’est bien souvent parce que cette théorie est en fait totalement infondée ou a été réfutée par les données scientifiques.

Que Dieu vous garde.


Illustration : Argonne lab education

Il n'est pas évident que la Bible condamne les relations homosexuelles

Cet article est une retour sur l’idée que la Bible ne parle pas des couples homosexuels. Mon précdent article représentait une synthèse rapide de certaines de mes idées sur la question, mais il m’est apparu, dans les discussions houleuses qu’il a généré, que sa forme contenait un défaut majeur et que son fond manquait de détailler l’ensemble de mes idées. Cet article-ci est une tentative d’y pallier (si elle y parviendra, Dieu seul sait).

Le but de cet article

Je voudrais espérer que c’est toujours une évidence, mais je ne me sens jamais légitime à affirmer que telle ou telle lecture de la Bible est impossible à soutenir, du moins pas quand c’est celle de millions d’autres personnes. Je dois confesser que ce n’est pas aussi souvent une évidence pour moi-même que je le souhaiterais et ça ne l’est certainement pas pour mon auditoire.

Aussi, le sujet étant spécialement polémique, je précise explicitement que cet article a un seul but : démontrer qu’il est impossible de dire que la Bible a un discours à propos de l’homosexualité qui soit évident et dont une interprétation soit indiscutable. Il existe des manières de lire la Bible qui y trouvent, avec une méthode cohérente, une condamnation sans appel de l’homosexualité. Certaines de ces lectures sont peut-être légitimes, certaines sont peut-être mêmes vraies. Ce n’est pas à moi d’en juger. Mais il existe des raisons de penser que ces lectures-là sont dans l’erreur et qu’elles sont le fruit d’une lecture entâchée de préjugés homophobes, préjugés qui nous viennent non de Dieu mais du monde.

Affirmer que le message biblique est évident sur la question, c’est faire semblant que ces raisons n’existent pas, c’est un mensonge que je n’ai pas l’intention de laisser passer. Je peux respecter que quelqu’un défende une interprétation différente des Écritures, je peux respecter qu’on affirme que les différences fondamentales dans nos théologies respectives fassent que la mienne est dans l’erreur. Je suis même ravi de creuser ce genre de question précisément pour aller dénicher quelles sont, sous la surface de nos désaccord concrets, nos différences fondamentales. Mais je suis agacé de l’affirmation que l’interprétation du texte biblique est évidente quand il y a tellement de raisons de penser qu’elle ne l’est pas.

Soyons clairs, affirmer que la Bible est évidente, c’est une rhétorique facile mais de mauvaise foi. C’est une technique fallacieuse qui consiste à dire « n’allez même pas inspecter les arguments qui s’opposent à mon idée, j’affirme qu’ils sont faux sans expliquer pourquoi ».

Sola Scriptura

C’est par la Bible que Dieu m’a ramené à Lui et j’entends bien continuer à cheminer vers Lui selon les Écritures. Quand j’explique comment je vis les commandements, c’est en fonction de ce que la Bible en dit. Quand je détaille ma conception du péché, c’est uniquement sur la base de ce qui en est dit dans la Bible. Quand je dis que la Bible n’est pas en elle-même la vérité, c’est parce que je le trouve écrit noir sur blanc dans la Bible.

Je refuse de faire semblant que la Bible ne nécessite pas des efforts pour être interprétée, car la Bible elle-même raconte que quand Jésus est apparu à ses disciples, « il leur ouvrit l’intelligence pour comprendre les Ecritures » (Lc 24,45).

Toute critique sérieuse et honnête de mes propos devra donc tenir compte de la place très haute que je donne à la Bible dans ma théologie et de l’immense autorité qu’elle a sur moi.

La notion même d’homosexualité

Avant de plonger dans la Bible, il faut faire une mise au point : aucun auteur biblique ne peut vraisemblablement penser à l’homosexualité telle que nous la concevons aujourd’hui, car les mots « homosexuel » et « homosexualité » ont été inventés en 1868. Ce moment marque un tournant dans la manière de considérer la question dans la culture occidentale, en considérant qu’une personne est ou devient homosexuelle. Au contraire, dans le monde antique, on est simplement une personne capable de sexualité et on choisit de coucher avec telle ou telle personne, ou tel ou tel type de personnes. D’ailleurs des auteurs grecs expliquent combien il est meilleur pour les hommes de coucher avec des hommes qu’avec des femmes, même si coucher avec des femmes est évidemment indispensable pour procréer. On est donc bien dans une réflexion à propos de choix sexuels ou d’actes sexuels, pas d’orientation sexuelle, temporaire ou permanente.

Donc une des rares certitudes qu’on peut avoir est que toute affirmation que la Bible condamne le fait d’avoir telle ou telle orientation sexuelle est une affirmation fausse, qui projette sur le texte biblique des notions anachroniques.

Par contre, il est possible que la Bible condamne certaines pratiques sexuelles.

Les textes employés contre l’homosexualité

Je me sens obligé de démarrer par une précision qui me semble cruciale et qui fait écho à l’idée que le message biblique sur ces questions n’est pas évident : beaucoup parlent des textes qui sont contre l’homosexualité, mais en réalité, ce sont des textes employés contre l’homosexualité. Dire que ce sont des textes qui sont contre l’homosexualité, c’est présager qu’une lecture de ces textes est une vérité admise, or je vais présenter dans cet article en quoi c’est très loin d’être le cas.

Les textes qui parlent d’autre chose

Genèse 1

Dieu créa l’homme à son image,
à l’image de Dieu il le créa ;
mâle et femelle il les créa. (Gn 1,27)

Ce texte est régulièrement utilisé pour affirmer que l’opposition et la complémentarité entre homme et femme est cruciale dans le projet de Dieu pour l’humanité.

Cette affirmation oublie pourtant un élément crucial : en hébreu, c’est une figure de style appelée mérisme que de désigner un tout par deux de ses parties opposées, comme « le ciel et la terre » pour parler du monde. Ou, ici, « mâle et femelle » pour l’humanité.

Quand on dit que Dieu est le créateur du ciel et de la terre, personne n’implique qu’il n’existe pas de mers, ou qu’il n’existe pas des zones dans le monde qui sont un peu entre deux éléments, comme le sommet d’une montagne ou un marais, ou que la terre n’a pas d’existence propre sans son rapport au ciel. Pourtant, certains tirent de ce texte exactement ces conclusions-là à propos de l’homme et de la femme…

Quid de la citation de ce passage par Jésus en Mt 19, cependant ? Le contexte est crucial : des pharisiens viennent poser à Jésus une question d’interprétation du droit en matière de procédure de divorce. Dans ce contexte étroit, Jésus rappelle l’importance de l’engagement que constituent les vœux de mariage et reproche aux pharisiens de vouloir s’y soustraire. Jésus emploie ce texte dans le cadre d’une discussion sur le mariage, dans une société où celui-ci est polygame et strictement hétérosexuel. Il n’est pas du tout évident que cette citation signifie que Dieu veuille uniquement des unions hétérosexuelles (et polygames…).

Genèse 2

Aussi l’homme laisse-t-il son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et ils deviennent une seule chair. (Gn 2,24)

Les auteurs de la Bible ne connaissent qu’une seule forme d’union maritale, celle entre un homme et une femme. Le fait qu’ils n’envisagent dans ce texte que cette forme-là est donc assez logique. Qui plus est, si l’on devait comprendre ce verset comme un commandement rigide sur la manière de vivre nos amours, devrait-on en comprendre que seul l’homme doit quitter sa famille pour son mariage, pas la femme ?

Ce verset décrit une réalité très simple : le jeune, tout attaché qu’il est à ses parents, une fois amoureux, s’attache tout entier à la personne qu’il aime, dans une intimité qui va jusque dans la chair ; ou bien il fait l’expérience spirituelle de se sentir uni à l’autre dans ce qu’on appelle justement l’union charnelle. C’est vrai aussi bien pour les relations hétérosexuelles qu’homosexuelles.

Genèse 19

Aujourd’hui, le terme sodomie est employé pour parler de la pénétration anale et on fait croire que c’est le péché qui a mené à la destruction de Sodome et Gomorrhe. Sauf qu’aucune mention n’y est faite de la sodomie ! D’ailleurs le terme de sodomie a été employé au Moyen-Âge pour tout un tas d’actes incluant le cunnilingus (qui était alors puni de sanctions pénales…).

D’ailleurs, parmi des commentateurs chrétiens des premiers siècles, comme Origène (3ème siècle) ou Ambroise de Milan (4ème siècle), le péché de ces deux villes est clair, c’est le manquement à l’hospitalité (qui est un crime grave dans le Proche-Orient Ancien). La Bible elle-même ne parle jamais de sodomie en parlant de Sodome :

  • « Voilà ce que fut la faute de ta sœur Sodome : orgueilleuse, repue, tranquillement insouciante, elle et ses filles ; mais la main du malheureux et du pauvre, elle ne la raffermissait pas. » (Ez 16,49)
  • « ils s’adonnent à l’adultère et ils vivent dans la fausseté, ils prêtent main forte aux malfaiteurs : si bien que personne ne peut revenir de sa méchanceté. Tous sont devenus pour moi pareils aux gens de Sodome, ses habitants ressemblent à ceux de Gomorrhe. » (Jr 23,14)
  • « Il n’a pas épargné la ville de Loth, dont il avait l’orgueil en abomination. » (Si 16,8)

En particulier, le texte de Genèse 19 mentionne une tentative de viol en réunion de la part des habitants de Sodome à l’encontre de voyageurs qui viennent d’arriver. Je ne vois aucun problème à condamner avec la plus grande sévérité le viol en réunion, mais il n’a strictement aucun lien avec le vécu d’une relation entre hommes ou entre femmes vivant un amour mutuel.

Certaines personnes rapprochent néanmoins les deux et là encore, il me semble crucial de remarquer que c’est une rhétorique profondément malhonnête. Cela a à peu près autant de sens que si quelqu’un tentait de critiquer la sexualité en général en prenant l’existence du viol comme prétexte. Le viol, et encore moins le viol en réunion, n’est pas une pratique sexuelle. C’est une forme de violence qui emploie le sexe comme arme (et d’ailleurs les psychologues et les criminologues ont montré que les violeurs n’agissent pas par désir sexuel mais par volonté de dominer, par volonté d’infliger de la souffrance ou par rage).

Les textes qui parlent de relations homosexuelles

Quand on parle des mentions de l’homosexualité dans la Bible, plusieurs détails méritent d’être soulevés :

  • la Bible n’en parle que 5 fois, un verset doublé dans l’Ancien Testament et trois dans le Nouveau Testament
  • parmi ces 5 versets, tous sauf un s’adressent spécifiquement aux hommes
  • Jésus n’en parle pas une seule fois
  • Paul est le seul à en parler dans le Nouveau Testament (et ce que Paul connaît des relations homosexuelles, ce sont celles du monde gréco-romain et la prostitution sacrée)

Quand on voit combien certains thèmes sont martelés d’un bout à l’autre de la Bible, par les Prophètes et par Jésus, on est en droit de se demander pourquoi tant d’énergie est allouée dans nos Églises à un sujet si ténu dans les Écritures.

Lévitique 18/20

Tu ne coucheras pas avec un homme dans les [deux] lits d’une femme, c’est une abomination. (Lv 18,22)

Quand un homme couche avec un homme dans les [deux] lits d’une femme, ce qu’ils ont fait tous les deux est une abomination ; ils seront mis à mort, leur sang retombe sur eux. (Lv 20,13)

Je mets volontairement une traduction littérale, « dans les [deux] lits d’une femme », car c’est traduit de manière récente par « comme on couche avec une femme ». Peut-être existe-t-il un excellent argument pour que le second soit la traduction du premier (je n’en connais pas), mais j’espère que vous serez d’accord avec moi qu’il n’y a là strictement rien d’évident.

Que pourrait bien vouloir dire cette étrange expression ? Une hypothèse est qu’elle parle du lit conjugal d’une femme (hypothèse décrite dans un article de Jan Joosten). C’est-à-dire que ces deux versets condamneraient le fait pour une homme de coucher avec un homme marié à une femme. Le fait que des hommes mariés avec une femme puissent avoir en secret une sexualité avec des hommes n’est donc probablement pas un problème moderne et ces versets y offraient une solution (violente).

Dans cette hypothèse, ce verset ne condamne aucun homme vivant et/ou couchant avec un homme en dehors de toute adultère. Et ce texte ne dit de toute façon strictement rien des femmes entre elles.

De plus, je viens de parler de traduction récente, car dans plusieurs traductions datant d’avant le 20ème siècle, on traduit très différemment et cela nous indique quelle a pu être la tradition millénaire d’interprétation de ces versets, puisque d’aucuns prétendent défendre une telle interprétation. La Bible de Luther (1545) dit par exemple „Du sollst nicht beim Knaben liegen wie beim Weibe; denn es ist ein Greuel.“ Littéralement : « Tu ne dois pas coucher avec un garçon comme on couche avec une femme, c’est une abomination. » C’est-à-dire qu’on pensait que ce verset s’appliquait à la pédérastie, aux rapports (forcés) entre un adulte et un mineur.

Là encore, rien à voir avec une relation aimante.

Une dernière possibilité est que ce passage, au vu de sa position dans le Lévitique, ait en fait un rapport avec l’idôlatrie et en particulier avec la pratique, dans le Proche-Orient Ancien, des prostitué·e·s sacré·e·s. Évidemment, vu la condamnation sévère à la fois de la prostitution et de l’idôlatrie dans l’Ancien Testament, il ne serait pas étonnant que le fait d’aller coucher avec un prostitué sacré dans le temple d’un dieu paîen ait semblé une des pires abominations possibles pour les auteurs de la Bible.

Mais toujours rien à voir avec les relations que nous connaissons aujourd’hui entre hommes et entre femmes.

Romains 1

C’est pourquoi Dieu les a livrés à des passions avilissantes : leurs femmes ont échangé les rapports naturels pour des rapports contre nature ; les hommes de même, abandonnant les rapports naturels avec la femme, se sont enflammés de désir les uns pour les autres, commettant l’infamie d’homme à homme et recevant en leur personne le juste salaire de leur égarement. (Rm 1,26–27)

On peut excuser Paul, vivant dans la société juive, de ne pas savoir que la nature regorge d’animaux ayant des rapports homosexuels. Les auteurs grecs en avaient fait l’observation mais peut-être l’ignorait-il.

On peut excuser Paul de ne pas savoir qu’on naît avec une certaine orientation sexuelle qui n’est ni un choix ni une pathologie mentale. Après tout, la science a élucidé ces questions seulement dans les 20 dernières années. On sait aujourd’hui que l’orientation sexuelle est avant tout le résultat de facteurs génétiques, épigénétiques et hormonaux intra utero. Paul ne pouvait pas le savoir.

Mais nous, nous savons tout ça et nous devons en tenir compte dans notre lecture de la Bible et notre façon d’accueillir nos frères et nos sœurs en Christ. On ne peut pas qualifier de contre nature ce qui fait partie de la nature même d’une personne. De la même manière qu’on ne peut pas demander à un être humain de cesser de respirer ou de boire, on ne peut pas demander à une personne homosexuelle ou bisexuelle de n’être attirée que par les personnes de l’autre sexe.

Au contraire, pour une personne homosexuelle, ce qui constituerait réellement une relation contre nature, ce serait une union avec une personne de sexe opposée qu’elle se serait imposée dans le but de satisfaire aux exigences étroites de ses coreligionnaires…

Mais les problèmes que posent l’usage de ce texte pour condamner ne s’arrêtent pas là.

En effet, les versets 18 à 32 ont questionné quantité d’exégètes pour leur franche différence de style avec le reste de l’épître aux Romains. Qui plus est, ils sont immédiatement suivis par une interpellation, avec un vocatif dans le grec : « Tu es donc inexcusable, toi, qui que tu sois, qui juges » (Rm 2:1).

En fait, les versets 18 à 32 sont vraisemblablement non pas l’avis de Paul mais sa citation d’une diatribe classique qu’emploient des juifs à l’encontre des païens. Lui qui est appelé à convertir les païens, il commence donc par citer et critiquer ces attaques pour les évacuer.

C’est donc spécialement ironique de se servir de ces attaques-là pour condamner quelqu’un…

1 Corinthiens 6 et 1 Timothée

Ne savez-vous donc pas que les injustes n’hériteront pas du Royaume de Dieu ? Ne vous y trompez pas ! Ni les débauchés, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les pédérastes, (1Co 6,9)

En effet, comprenons bien ceci : la loi n’est pas là pour le juste, mais pour les gens insoumis et rebelles, impies et pécheurs, sacrilèges et profanateurs, parricides et matricides, meurtriers, débauchés, pédérastes, marchands d’esclaves, menteurs, parjures, et pour tout ce qui s’oppose à la saine doctrine. (1Tm 1,9–10)

Certaines traductions de la Bible ont l’audace de traduire αρσενοκοιται (ici traduit en pédérastes) par homosexuels. Sachant que le terme existe depuis à peine plus d’un siècle, c’est un peu gonflé d’aller le caser dans la Bible. Clairement, celle-ci ne fait pas référence à une catégorie qui sera inventée 1800 ans plus tard…

Mais du coup, que désigne ici Paul avec ce mot ? Il y a deux possibilités, qui ne sont pas exclusives. D’une part, le mot employé renvoit au grec employé en Lv 18/20, donc il s’agit peut-être de la même condamnation.

D’autre part, le mot, littéralement « hommes couchants », veut peut-être dire « les hommes couchant avec des hommes ». La question se pose donc de savoir quelles réalités Paul dénonce ici. Il semble naturel que Paul dénonce les réalités qu’il connait, qui sont des relations de contrainte et d’asservissement social. Car dans l’empire romain, le fait pour un homme de coucher avec un autre homme est très codifié. Il est inenvisageable pour un citoyen de se faire pénétrer, car ce serait être vulnérable, inférieur. Donc les citoyens sodomisent des hommes qu’ils considérent inférieurs : des jeunes garçons pas encore citoyens, des esclaves et des artistes. On a même une citation abjecte de Sénèque, qui explique qu’un esclave affranchi manquerait à son devoir s’il refusait de se faire pénétrer par son ancien maître. Évidemment, pour les esclaves, le refus est tout simplement hors de question. Paul, qui est citoyen romain, connait donc ce système de viols encadrés par des codes sociaux.

Cette dénonciation-là, qui n’a aucun lien avec des relations vécues dans l’amour, est toujours autant d’actualité. Des relations sexuelles teintées de ce genre de contraintes, nous en avons au moins deux instances dans nos sociétés modernes : les relations sexuelles en prison et les hommes de pouvoir qui assouvissent leurs passions sur leurs subalternes, généralement des femmes.

Est-ce que Paul pouvait imaginer que deux hommes vivent ensemble dans un amour mutuel ? La chose n’existant pas du tout à son époque, même dans les sociétés qui valorisent les relations sexuelles entre hommes, cela semble peu probable.

Les textes qui valorisent (peut-être) des relations homosexuelles

David et Jonathan

Ce texte est peut-être l’exemple le plus parfait d’un texte où, si on étudie de près, on voit combien une tradition, parce qu’elle cherche à faire semblant que l’homosexualité ne peut être acceptée par Dieu, a pesé pour distordre le texte.

Posons donc d’emblée plusieurs choses :

  • je ne prétends pas que David et Jonathan étaient clairement amants

  • je prétends par contre que prétendre qu’ils ne l’étaient clairement pas nécessite d’aller à l’encontre du texte biblique

  • en particulier, je vais montrer que nos traductions modernes font des choix difficilement justifiables, pour pouvoir puissamment écarter aux yeux du lecteur lambda la possibilité d’une relation amoureuse

Tout se joue en 2Sam 1,26 :

Je souffre pour toi, mon frère Jonathan. Tu m’as été très agréable. Ton amour pour moi était merveilleux, plus que l’amour des femmes.

Allons donc jeter un œil au texte ancien !

Dans le texte hébreu (et dans son ancienne traduction en grec, la Septante, qui indique souvent comment le texte était compris il y a longtemps), le mot employé pour « amour pour moi » et « amour des femmes » est le même, אַהֲבָה (ahavah). Il n’y a littéralement aucune différence de faite. Et quand on sait que David eut 7 femmes et des concubines, il semblerait un brin tiré par les cheveux de prétendre qu’il parle ici d’un amour platonique. Pas impossible, mais plutôt improbable a priori. D’autant plus qu’il n’y a pas de raison d’opposer Jonathan aux femmes si c’est juste pour dire que son amitié avec Jonathan surpassait d’autres ou toutes les autres amitiés.

Le texte grec de la Septante traduit naturellement les deux occurences du même mot par un seul mot grec. Il emploie ἀγάπησίς (agapèsis), qui désigne plutôt l’affection ou l’amour fraternel, mais peut, rarement, désigner un amour passionnel. Sachant la richesse du grec en matière de mots pour décrire les types d’amour, l’emploi du même mot renforce la notion qu’il s’agit du même type d’amour, quel qu’il soit.

Et donc, au vu de ces données, que trouve-t-on dans nos traductions ?

  • « Ton amitié pour moi était merveilleuse, bien plus encore que l’amour des femmes. » (Traduction Œcuménique de la Bible)

  • « Ton amitié était pour moi une merveille plus belle que l’amour des femmes. » (Bible en Français Courant)

  • « Ton amitié était plus merveilleuse que l’amour des femmes. » (Parole de Vie)

Les textes plus ancients comme les Bibles de Sacy (1759), de Darby (1859) ou de Segond (1880) (et les traductions récentes basées sur la Segond) par contre, parlent bien dans les deux cas d’amour. On peut remarquer un phénomène similaire en anglais (la plupart des Bibles semblent employer “love“ deux fois, mais The Message parle de “friendship“ puis de “love“) et en allemand (la Bible de Luther de 1545 et celle de Schlachter de 1951, ainsi que sa réédition de 2000, emploient “Liebe“ deux fois, mais la Hoffnung für alle parle de “Freundschaft“ puis de “Liebe“).

On semble voir ici dans les traductions la même dynamique que dans quantité de discussions sur la nature de la relation entre David et Jonathan, c’est-à-dire une volonté moderne d’occulter la possibilité même qu’elle soit amoureuse et sexuelle.

J’insiste, il n’est pas possible d’affirmer avec une quelconque certitude que David et Jonathan étaient amants. Mais c’est trahir le texte biblique que de prétendre qu’il est certain qu’ils ne l’étaient pas. Cette invisibilisation sert de fondement à un raisonnement circulaire, qui prétend que la Bible ne contient aucun exemple positif de relations homosexuelle, que la Bible condamne l’homosexualité sans doute possible, donc que David et Jonathan sont clairement juste amis (et que donc la Bible ne contient aucun exemple positif, etc…).

Histoire de briser encore un peu l’illusion de certitude, on pourra noter que le verbe qui est traduit en « être agréable » (la phrase dit littéralement « tu as {verbe} à moi beaucoup ») a les définitions suivantes dans le Dictionnaire d’hébreu et d’araméen biblique : « 1. être agréable, délicieux 2. avoir du bonheur 3. être charmant, joli ».

Ruth et Noémi

Le lien entre Ruth et sa belle-mère Noémi est un autre exemple où le texte est surprenant par l’intensité des sentiments exprimés. C’en est au point que ce que Ruth déclame à Noémi est employé régulièrement comme vœux de mariage. Ça semble en effet parfaitement incongru d’employer de tels mots en dehors d’une relation amoureuse :

« Ne me presse pas de t’abandonner, de retourner loin de toi ;
car où tu iras j’irai,
et où tu passeras la nuit je la passerai ;
ton peuple sera mon peuple
et ton dieu mon dieu ;
où tu mourras je mourrai,
et là je serai enterrée.
Le SEIGNEUR me fasse ainsi et plus encore
si ce n’est pas la mort qui nous sépare ! » (Ruth 1,16–17)

Est-ce qu’il est clair que Ruth et Noémi étaient amantes ? Non, pas du tout, mais avec une telle déclaration d’amour, cela semble une vraie possibilité. D’ailleurs, plus loin dans le texte, Booz dira de Ruth qu’elle a abandonné son père et sa mère pour suivre Noémi, ce qui pourrait faire écho à Gn 2,24. Et le parallèle ne s’arrête pas là, car quand il est dit que Ruth s’accrocha à Noémi en refusant de la quitter, le texte hébreu emploie le même verbe qu’il utilise en Gn 2,24 pour dire que l’homme s’unira à sa femme.

Il est donc possible que le livre de Ruth contienne un second exemple de relation homosexuelle dans l’Ancien Testament, présenté lui aussi de manière positive, comme un exemple d’amour particulièrement fort.

Et cette interprétation, encore une fois, n’est peut-être pas juste une lubie moderne, quand on voit comment Gustave Doré illustra ce moment d’amour intense en 1866 :


Noémi et ses brus

Le centurion (peut-être) gay

Il se pourrait également qu’une relation homosexuelle soit brièvement visible dans le Nouveau Testament, en Mt 8,5–13 et Lc 7,1–10. Un centurion, que vantent des notables juifs car il aime leur nation et a fait construire une synagogue, y vient demander à Jésus de guérir son serviteur. Dans ce récit somme toute banal, deux détails ont attiré l’attention de certains exégètes.

D’une part, deux mots distincts y sont employés pour parler de serviteurs. Quand le centurion parle de serviteurs en général, il emploie le mot δουλος, qui veut dire serviteur ou esclave. Mais quand il parle de celui qu’il veut que Jésus soigne, il emploie le mot παις, qui veut dire enfant, serviteur ou amant. D’autre part, alors même qu’il semble quelqu’un de littéralement digne, il dit à Jésus qu’il n’est pas digne que celui-ci entre dans sa maison. Pourquoi ce vocable, cette réaction et, en plus, une telle sollicitude de la part d’un centurion pour un simple serviteur ?

Une des possibilités est tout simplement qu’il y ait eu entre ce centurion et ce serviteur une relation assez commune dans le monde greco-romain, d’un homme mature avec son jeune amant. Une telle relation n’aurait peut-être pas été acceptée dans la Galilée de l’époque, ce qui expliquerait son commentaire sur son indignité. Si c’est bien ça, il a malgré tout bravé ses réticences pour sauver celui qu’il aimait.

Et ce serait bien du genre de Jésus de voir au-delà des convenances et des normes et d’être touché par la force d’un amour, lui qui nous a enseigné qu’aimer est le plus grand commandement

Que Dieu vous garde.

Tout le monde devrait être polyamoureux

Je pense que tout le monde, sans exception, devrait être polyamoureux…

Je l’admets volontiers, cette formulation est provocatrice, mais elle est aussi parfaitement exacte et je vais expliquer en quoi (par « exacte », je n’entends pas que j’ai forcément raison, mais que c’est réellement et sans exagération ce que je pense).

Tout d’abord, qu’est-ce que j’entends par « être polyamoureux » ?

Pour moi, être polyamoureux, c’est « accepter la possibilité de relations affectives multiples en parallèle, avec l’approbation de tou·te·s ».

Il est donc question de relations affectives et non pas seulement amoureuses ou sexuelles, parce que le polyamour tend à supprimer les distinctions arbitraires qu’on fait entre différents types de relations. Les relations peuvent devenir plus plastiques, une affinité intellectuelle se muant en amitié câline sans sexe, une relation avant tout sexuelle se muant en une relation amoureuse, une intimité émotionnelle s’ouvrant à une intimité sexuelle, etc… Il n’est pas rare de trouver parmi les polyamoureux·ses des relations essentiellement impossibles à trouver dans le carcan monogame, car à cheval entre les catégories réputées imperméables de l’amitié et de l’amour. Peu de personnes monogames accepteraient que la personne aimée ait une relation dans laquelle elle regarde souvent des films dans les bras de quelqu’un d’autre (même si ça ne va pas plus loin) ou échange une correspondance écrite explicitement sexuelle (même si ça ne se concrétise jamais physiquement). Même dans le carcan monogame, il est acquis qu’on peut avoir de multiples relations amicales en parallèle ou de multiples relations parentales en parallèle ou de multiples relations professionnelles en parallèle. Une fois la distinction gommée, cette possibilité semble aisément évidente pour toutes les relations.

Ces relations sont envisagées avec l’approbation de tou·te·s, c’est-à-dire dans une communication ouverte et sincère avec chacune des personnes avec qui on est en relation. Certain·e·s parlent de vivre le polyamour avec le consentement de tou·te·s mais je choisis de réserver la notion de consentement à ce qui nous arrive à nous-même ; en ce sens, je ne peux jamais ne pas consentir à ce que deux autres personnes font ensemble, par contre, ça pourrait ne pas avoir mon approbation. Selon les personnes polyamoureuses, cette question de l’approbation a une portée différente. Pour certain·e·s, cela veut dire que leurs partenaires peuvent avoir un droit de regard plus ou moins fort sur ce qu’elles vont vivre avec d’autres. Un extrême de cette approche est de donner un droit de veto à une personne, généralement dans le cadre d’un couple principal. Mais pour d’autres, il est exclus qu’une personne tierce ait un droit de regard sur la relation entre deux personnes et ce qui doit recevoir l’approbation de tou·te·s, ce sont uniquement les règles communes du polyamour, pas les détails de chaque relation. Mais même dans cette vision (ou, paradoxalement, d’autant plus dans cette vision ?), il est toujours question de chercher activement un modus vivendi qui réponde au mieux aux besoins de tou·te·s. Je partage cette vision-ci et elle me semble tout simplement plus réaliste : dans toutes les relations, y compris les relations amoureuses monogames, on fait des choses que l’autre voudrait nous interdire. Il me semble de toute façon impératif de composer avec la liberté de l’autre et l’idée de le contrôler me semble être le symptôme d’un problème profond (mais il est possible que certaines personnes ne puissent pas résoudre ce problème-là même en en ayant conscience, du moins dans l’immédiat, aussi contrôler l’autre fait-il peut-être parfois sens… mais j’avoue que j’ai un peu de mal à y croire).

Mais alors, tout le monde devrait-il avoir des relations multiples ?

Non ! Parce que le polyamour, ce n’est pas le fait de vivre des relations multiples, c’est le fait d’accepter leur possibilité ! Personnellement, je suis devenu polyamoureux alors que j’avais une seule relation amoureuse et à un moment où je n’avais aucune perspective d’en avoir une seconde. Mais le fait de devenir polyamoureux a déjà modifié la manière dont j’envisageais ma relation d’alors. Et si une personne n’a pas de relation amoureuse à un moment donné, elle ne cesse pas d’être polyamoureuse. À l’inverse, si on ne fait plus absolument la différence entre amitié et amour, alors presque tout le monde est simplement en train de vivre des relations multiples.

Si je dis que tout le monde devrait être polyamoureux, c’est parce que je pense que personne ne peut jamais bénéficier de croire les mensonges que notre culture nous raconte sur l’amour monogame (ou l’amour tout court). Non, c’est obligatoirement faux qu’on ne peut aimer vraiment qu’une personne à la fois. Les personnes qui trompent leur conjoint et ne souhaiteraient pas choisir entre l’une ou l’autre personne aimée en sont la preuve depuis des siècles (ce qui ne change rien au caractère malhonnête de l’adultère). L’amour intense et engageant que nous portons à nos enfants et à nos parents nous montre pourtant bien que l’amour n’est pas habituellement une ressource qu’on divise entre ses destinataires. Plus définitivement, l’amour vécu et professé par les millions de personnes polyamoureuses devrait à lui seul mettre fin à ce mythe. Non, ce n’est pas fondamentalement plus difficile d’avoir des relations multiples, ou plus susceptible de finir douloureusement. Ce dernier argument devrait être profondément ridicule quand on le relie aux statistiques sur le divorce et aux résultats habituels des couples monogames, et pourtant il est proposé régulièrement. Quant à la difficulté inhérente, le polyamour rend simplement abolument impératif un travail sur soi et sur sa communication qui était déjà essentiel mais ignoré dans la plupart des relations monogames, avec les résultats désastreux qu’on sait. Les personnes polyamoureuses sont forcées de faire face au fait qu’elles ne peuvent pas savoir aveuglément et sans communication où elles vont. Les monogames non plus ne le savent pas, mais l’idée qu’il y a une manière normale de vivre un couple monogame permet d’en avoir l’illusion (sortir ensemble, coucher ensemble, se marier, acheter une maison, adopter un chien, faire 2,3 enfants, etc…).

Tout le monde devrait être polyamoureux car tout le monde devrait accepter la réalité de la nature humaine : il est possible pour la plupart des êtres humains d’avoir plusieurs relations amoureuses, la plupart n’ont pas besoin dans leur vie d’être jaloux ou possessifs et on peut prendre plaisir à être libres et offrir aux personnes qu’on aime la même liberté. On peut même trouver un grand bonheur à voir les personnes qu’on aime trouver du bonheur avec d’autres que nous. C’est un sentiment merveilleux, que le bouddhisme appelle « Muditā » et que les polyamoureux·ses appellent compersion. Que les gens souhaitent ou non vivre cette réalité merveilleuse, elle existe. Et comme toute réalité, il n’y a rien à gagner et tout à perdre à se raconter des mensonges à son propos.

Je ne souhaite à personne d’être monogame par croyance que c’est la seule possibilité. Paradoxalement, être polyamoureux me semble un pré-requis essentiel pour réussir un couple monogame : c’est en connaissance de la véritable réalité et des alternatives qu’on peut faire réellement le choix d’être exclusif. Se forcer à être exclusif quand on ne le veut pas réellement me semble au contraire une excellente manière de ne pas se protéger de la possibilité d’un adultère futur. Les derniers siècles d’histoire du mariage et de la monogamie semblent plutôt valider cette hypothèse… Et évidemment, je souhaite aux personnes qui seraient moins heureuses dans une exclusivité amoureuse et sexuelle de trouver les conditions de vivre des relations multiples épanouissantes.

Que Dieu vous garde.

Illustration : Diana et Actaeon

Le dragon dans mon garage

Traduction de The Dragon In My Garage par Carl Sagan.

« Un dragon cracheur de feu vit dans mon garage »

Imaginons (je suis en train de suivre une approche de thérapie de groupe par le psychologue Richard Franklin) que je fasse sérieusement une telle affirmation. Clairement, vous voudrez vérifier, voir par vous-même. Il y a d’innombrables histoires de dragons à travers les siècles, mais jamais de preuves concrètes. C’est une superbe occasion !

« Montre-moi », vous dites. Je vous emmène à mon garage. Vous regardez à l’intérieur et voyez une échelle, des pots de peinture vides et un vieux tricyle — mais pas de dragon.

« Où est le dragon ? », demdandez-vous.

« Ho, elle est juste là, », je réponds, agitant vaguement la main. « J’ai oublié de préciser que c’est un dragon invisible. »

Vous proposez d’étaler de la farine sur le sol pour rendre visibles les traces de pas du dragon.

« Bonne idée, », dis-je, « mais ce dragon flotte en l’air. »

Alors vous utiliserez une caméra infrarouge pour détecter le feu invisible.

« Bonne idée, mais le feu invisible est aussi sans chaleur. »

Vous allez peindre le dragon à la bombe de peinture pour la rendre visible.

« Bonne idée, mais c’est un dragon incorporel et la peinture va passer à travers. » Et ainsi de suite. Je rétorquerai à chaque test physique que vous proposez avec une explication spéciale de pourquoi ça ne marchera pas.

Alors, quelle est la différence entre d’une part un dragon invisible incorporel qui flotte en l’air et crache un feu sans chaleur et d’autre part pas de dragon du tout ? S’il n’y a aucun moyen d’infirmer ma prétention, aucune expérience imaginable qui puisse compter contre celle-ci, quel est le sens de dire que mon dragon existe ? Votre incapacité à invalider mon hypothèse n’est pas du tout la même chose que prouver qu’elle est vraie. Les revendication qui ne peuvent être testées, les affirmations insensibles à la réfutation ne valent rien en terme de véracité, quelque soit la valeur qu’elles aient pour ce qui est de nous inspirer ou d’exciter notre sens du merveilleux. Ce que je vous demande de faire revient à croire, en l’absence de preuve, à mes dires. La seule chose que vous avez vraiment apprise de mon insistance qu’il y a un dragon dans mon garage est qu’ils se passe quelque chose de bizarre dans ma tête. Vous vous demanderiez, si aucun test physique ne s’applique, ce qui m’a convaincu. La possibilité que ce soit un rêve ou une hallucination vous passerait sûrement par la tête. Mais alors, pourquoi est-ce que je le prends autant au sérieux ? Peut-être ai-je besoin d’aide. Au minimum, peut-être au-je sérieusement sous-estimé la faillibilité humaine. Imaginez que, bien qu’aucun des tests n’ait été concluant, vous vouliez être scrupuleusement ouvert d’esprit. Donc vous ne rejetez pas immédiatement l’idée qu’il y ait un dragon cracheur de feu dans mon garage. Vous la mettez simplement en attente. Les preuves actuelles sont fortement contre, mais si un nouveau corpus de données émerge, vous êtes préparé à l’examiner et voir s’il vous convainc. Clairement, ce serait injuste de ma part d’être vexé de ne pas être cru ; ou de vous critiquer d’être barbant et sans imagination — simplement parce que vous avez rendu le verdict écossais de « pas prouvé ».

Imaginez que les choses se soient passées autrement. Le dragon est invisible, d’accord, mais des traces de pas se matérialisent dans la farine alors que vous observez. Votre détecteur infrarouge est saturé. La bombe de peinture révèle une crête dentelée qui s’agite en l’air devant vous. Aussi sceptique que vous ayez pu être à propos de l’existence des dragons — sans parler de ceux invisibles — vous devez maintenant reconnaître qu’il y a là quelque chose et que, de manière préliminaire, c’est cohérent avec un dragon invisible cracheur de feu.

Maintenant, un autre scénario : supposons que ce n’est pas juste moi. Supposons que plusieurs personnes de votre connaissance, y compris des gens dont vous êtes assez certain qu’elles ne se connaissent pas entre elles, vous disent toutes qu’elles ont des dragons dans leurs garages — mais dans chaque cas les preuves sont désespérément difficiles à vérifier. Nous tous admettons que ça nous dérange d’être tellement saisis par une certitude si étrange et si mal soutenue par des preuves concrètes. Nous spéculons sur ce que ça impliquerait si des dragons invisibles étaient vraiment en train de se cacher dans des garages partout à travers le monde et que les humains étaient tout juste en train de le réaliser. Je préfèrerais que ce ne soit pas vrai, je vous le dit. Mais peut-être que tous ces anciennes légendes européennes et chinoises à propos des dragons n’étaient pas du tout des légendes.

Heureusement, on fait état de quelques traces de pas à taille de dragon dans de la farine. Mais elles ne sont jamais faites quand un sceptique est en train de regarder. Une explication alternative se présente d’elle-même. Quand on y regarde de plus près, les traces de pas auraient pu être truquées. Un autre passioné des dragons arrive avec un doigt brûlé et l’attribue à une rare manifestation physique du souffle brûlant du dragon. Mais encore, d’autres possibilités existent. Nous savons qu’il y a d’autres manières de se brûler les doigts que le souffle de dragons invisibles. De telles « preuves » — quelque soit l’importance que leur accordent les défenseurs des dragons — sont loin d’être convaincantes. Encore une fois, la seule approche sensée est de rejeter provisoirement l’hypothèse des dragons, d’être ouvert aux nouvelles données et de se demander quelle cause pourrait bien pousser tellement de personnes sobres et saines d’esprit à partager la même illusion étrange.

Illustration : Dragon

Souvent, la science sait mieux que vous ce que vous vivez

Il semble que le débat fasse aujourd’hui encore plus rage qu’il y a quelques années autour de la question de la vérité. Des pans entiers de la classe politique se sentent désormais légitimes à mentir outrageusement et à appeler leurs mensonges des vérités subjectives, des opinions personnelles ou encore des faits alternatifs. Depuis fort longtemps, des charlatans vendent trompeusement de l’espoir à des personnes en souffrance alors qu’ils ne possèdent pas les remèdes qu’ils font miroiter. Certains sont des escrocs, d’autres des pratiquants ignorants de méthodes plus ou moins inefficaces.

Face à tout cela, beaucoup opposent la science. Et face à la science, nombreux sont ceux qui sont prompts à faire semblant qu’elle n’est pas si crédible que ça pour décrire la réalité.

Soi-disant, la science prétend détenir la vérité et c’est un orgueil déplacé (sauf que La science ne produit jamais de vérité. Et c’est sa force). Soi-disant, elle n’est surtout pas crédible pour remettre en question ce que eux professent et elle n’a pas le pouvoir de disqualifier ce qu’ils ont vu. Soi-disant, la science dit tout et son contraire (sauf qu’En général, la science n’a qu’un avis). Soi-disant, la science est teintée comme tout le monde d’idéologie et dit juste ce qui sert les intérêt de cette idéologie. Soi-disant, ce que eux professent fait partie de ces choses que la science ne peut comprendre.

Cette série d’articles répond chacun à une de ces objections. Ici, que la science n’est pas crédible pour remettre en question ce que certains professent et qu’elle n’a pas le pouvoir de disqualifier ce qu’ils ont vu (ou en tout cas disent avoir vu…).

La science est-elle crédible en général ?

Un constat est sans appel : rien ni personne n’a jamais pu démontrer être capable, dans toute l’histoire connue de l’humanité, de produire des prédictions plus justes que la méthode scientifique. D’ailleurs la méthode scientifique s’applique à elle-même (c’est-à-dire qu’il y a des scientifiques qui étudient les scientifiques et mesurent combien les scientifiques se fourvoient) et affine constamment les outils qu’elle emploie. Dans l’ensemble, chaque génération de scientifiques produit des prédicitons plus justes que la précédente (il peut y avoir des régressions ponctuelles, notamment quand une discipline cède à une mode passagère, mais ça n’a jamais duré).

Il me semble que tous les éléments de méthode dont je vais parler ici sont des résultats de ce processus d’affinage. C’est-à-dire qu’aucun d’entre eux n’est essentiel à la méthode scientifique, ne découle directement des principes les plus fondamentaux de la science. Par contre, dans leur pratique au fil du temps, les scientifiques ont découvert que quand ils prennent ces précautions méthodologiques, leurs modèles prédictifs sont plus précis que lorsqu’ils ne les prennent pas.

Alors peut-être qu’il existe des choses que la science ne peut pas comprendre. Des choses qui sont vraies et que la science ne pourra jamais prédire. Voire des choses que les êtres humains ne pourront jamais prédire. Mais cela n’enlève rien à la brutalité du constat : quand il s’agit de prédire, rien ni personne n’arrive ne serait-ce qu’à la cheville de la science. Mais le constat va, en pratique, même encore un peu plus loin : les exemples sont désormais innombrables de personnes et de théories qui ont clamé faire quelque chose que la science ne peut réfuter. Et en général, ces gens-là font tout ce qu’ils peuvent pour compliquer le travail de la science, pour ne pas collaborer, pour pouvoir clamer que toute étude scientifique faite sur eux ne respecte pas leurs vraies idées, n’a pas mis en œuvre leurs vraies méthodes. Et les exemples sont presque aussi innombrables de ceux pour qui la science a finalement réussi à prouver que les idées qu’ils professaient étaient erronées, que ce soit par ignorance, par tromperie ou un subtil mélange des deux.

Pourtant, la science peut se tromper

C’est un postulat essentiel de la science que non seulement elle peut se tromper, mais qu’elle se trompe. Des scientifiques vertueux attendent avec impatience la donnée expérimentale qui démontre que leur modèle prédictif est erroné. Quand cela arrive, il se remettent au travail pour élaborer un nouveau modèle, qui prenne en compte les nouvelles données.

J’insiste donc sur le fait qu’il n’est pas question ici de dire que la science ne se trompe pas, mais qu’elle se trompe considérablement moins que toutes les autres manières de prédire quoique ce soit.

Et quand moi, je constate quelque chose qui contredit la science ?

Prenons deux exemples : le soleil et la potion magique.

Le soleil

Chaque jour, je peux constater de mes propres yeux comment le soleil tourne autour de la Terre. Donc je sais que le Soleil tourne autour de la Terre. C’est évident et c’est un constat d’évidence que littéralement des milliards d’être humains font aujourd’hui dans tous les pays et ont fait depuis que les humains essaient de comprendre le monde autour d’eux (c’est en tout cas l’avis d’un américain sur 4 et d’un français sur 6).

Sûrement, la science ne peut pas s’opposer à un tel nombre de témoignages flagrants, à une telle évidence ?

Si vous faites partie des personnes qui ont retenu les fondements de leurs leçons de sciences de l’école primaire, vous savez que je me livre là à un odieux sarcasme, puisque c’est bien la Terre qui tourne autour du Soleil. Il a fallu du temps à l’humanité pour comprendre que l’impression que le Soleil tourne autour de la Terre est une sorte d’illusion, mais le verdict est définitif : trop de mesures sont totalement incohérentes avec l’hypothèse que le Soleil tourne autour de la Terre et le nombre d’éléments qui confirme le fait que la Terre orbite le Soleil est astronomique !

Quand quelqu’un vous parle d’un très grand nombre de témoignages ou du caractère évident d’une théorie, rappelez-vous toujours cet exemple, qui démontre que ces deux éléments, même combinés, ne suffisent absolument pas à établir un modèle prédictif fiable.

La potion magique

J’ai un ami qui concocte une potion magique, à base de bouillon de crapaud et de bouillon de poule. Et au passage, elle est excellente, épicée avec de la coriandre. Elle est magique, m’a expliqué mon ami, parce qu’elle est cuisinée sous les rayons de la pleine lune. Et comme je souffre d’intenses douleurs au dos, mon ami me l’a proposée pour me soigner.

Bien sûr, la science est catégorique : ni le bouillon de crapaud, ni celui de poule, ni les rayons de la lune ne peuvent influer efficacement sur les douleurs de dos. Même les naturopathes ne prétendent pas une telle vertu à la coriandre non plus. Donc selon la science, prendre de la potion magique ne va pas guérir mes douleurs.

Pourtant, après un pic particulièrement violent de douleurs, je cède et accepte la potion magique et en prends pendant trois jours. Et dès le premier, les effets se font sentir : mes douleurs s’apaisent ! Après les trois jours de potion, je peux à nouveau bouger de manière détendue…

La science se serait-elle fourvoyée, en traitant par le mépris les pouvoirs magiques des rayons de la lune ?

Toujours pas. En effet, on a là un exemple très typique de retour à la moyenne : un phénomène biologique qui a atteint un pic, presque tout le temps, revient juste après à un état plus moyen. Or quand allons-nous le plus souvent recourir à un traitement, surtout inhabituel ou non conventionnel ? Quand nous allons le plus mal, c’est-à-dire avant que, quoiqu’on fasse, nous nous mettions à aller un peu mieux.

D’ailleurs, si on notait précisément comment mes douleurs évoluent, on verrait que les pics de douleurs s’atténuent généralement entre 2 et 5 jours. Le fait que mes douleurs se soient ici atténuées en 3 jours n’a donc absolument rien de surprenant.

Il est important de noter que la science n’avait pas prédit que mes douleurs n’iraient pas mieux, mais seulement que la potion magique n’en serait pas la cause.

Ce qui me manquait

Mes deux découvertes bouleversant la science, sur le soleil et la potion magique, n’ont été possibles que parce qu’il me manquait, dans mon observation de la réalité et dans ma manière d’interpréter mes observations, certains éléments de méthode employés par les scientifiques.

Évidemment, tous ceux qui prétendent contredire la science ou faire mieux qu’elle ont le même problème : ils se fourvoient, car ils ne se protègent pas par ces élements de méthode. Comme l’a dit Richard Feynman, « le premier principe est de ne pas vous tromper vous-même. Et vous êtes la personne la plus facile à tromper. »

Quelques outils de la science

Les raisons qui font que la science est capable mieux que tout de prédire la réalité sont très, très nombreuses. Il n’est pas question ici de les lister toutes, mais seulement quelques unes parmi les plus cruciales.

Il est important de noter que même ceux qui appliquent les résultats de la science n’appliquent en général pas la méthode scientifique. C’est la différence entre un ingénieur et un chercheur, par exemple. Un médecin, en général, n’applique à sa pratique aucun des quatre outils que je décris ici. C’est pourquoi, bien qu’un médecin s’appuie normalement très fortement sur la science et peut en avoir une grande connaissance, son expérience de praticien n’est pas opposable à la science.

De plus, tous ces outils ne sont pas toujours applicables et certaines études scientifiques se font dans des conditions peu optimales, parce que l’alternative serait de ne pas faire l’étude du tout. Simplement, plus on accumule les outils rigoureux, plus on est certains de la qualité des résultats, et vice-versa.

L’étude à grande échelle

Lorsqu’on observe un seul individu ou objet, on risque souvent d’obtenir des données qui ne sont pas vraies pour d’autres. C’est pourquoi les scientifiques en observent plusieurs. Et plus le nombre observé est grand, plus on a de chance qu’il soit représentatif de tous les individus ou objets dont on veut savoir quelque chose.

C’est un gros problème quand nous voulons tirer des conclusions de nos expériences personnelles, qui sont bien souvent très loin d’avoir une échelle assez grande pour tirer des conclusions sur la réalité en général. Dans certains domaines, comme la sociologie ou la médecine, les études sont jugées vraiment concluantes quand elles portent sur des dizaines de milliers de personnes, par exemple, alors que nos propres observations sociologiques ou médicales portent plutôt sur quelques dizaines de personnes…

Les nombres

L’être humain est très fort à voir et retenir ce qui l’arrange, aussi les scientifiques font-ils de gros efforts pour travailler avec des données objectives. Un des moyens de rester objectif est de ne pas donner son avis sur des observations mais de les formuler de manière chiffrée.

Je pourrais être tenté de dire qu’un médicament est « plutôt efficace » alors qu’une autre personne le dirait « clairement pas assez efficace ». Ces deux avis ne donnent pas vraiment des clefs à quique ce soit d’autre pour savoir si le médicament est, à leur goût, efficace. Aussi préréfra-t-on dire que 54% des personnes soignées ont vu leurs symptômes disparaître en 12 heures alors qe sans traitement, 95% des personnes conservent des symptômes pendant plus de 8 jours.

Et même pour une même personne, les nombres pourront donner une vision parfois très différente des impressions glanées au fil de l’expérimentation. Par exemple, en faisant faire un test à quelqu’un, impressionné par sa performance, on pourra sortir de l’expérience en ayant l’impression qu’il a beaucoup réussi, alors qu’une fois les chiffres établis, on constatera qu’il a réussi le test moins d’une fois sur deux. Il y a plusieurs phénomènes psychologiques, clairement identifiés par la psychologie expérimentale, qui expliquent ces différences fréquentes entre impressions et données objectives.

L’aléatoire

Quand des scientifiques choisissent leurs sujets d’étude, ils peuvent, par accident ou par mauvaise foi, sélectionner les plus à même de prouver leurs idées. Un exemple typique est dans le cas d’une étude pour un nouveau médicament : si on met les malades les plus graves sous l’ancien médicament et les plus à même de guérir sous le nouveau, évidemment, les malades sous le nouveau médicament seront dans un bien meilleur état à la fin de l’étude.

Pour éviter ce biais, qui peut être créé par de très nombreux facteurs, on choisit les sujets de manière aléatoire parmi tous ceux qui sont disponibles.

La formulation des hypothèses a priori

Les scientifiques doivent formuler ce qu’ils attendent précisément d’une expérience avant de la réaliser. En particulier, ils doivent préciser quelles mesures sont prédites par leur modèle ou quelles mesures auront quelles significations.

Richard Feynmann a une excellente métaphore pour le risque qu’on court à ne pas respecter cette règle. Imaginez que quelqu’un tire à la mitrailleuse sur un mur puis fouille le mur pour trouver un petit groupe de 4 ou 5 impacts de balles et l’entoure au feutre. Maintenant, imaginez que le tireur dessine un rond sur le mur avant de tirer puis arrose de balles le mur. Dans le premier scénario, quelle est la probabilité qu’il trouve un groupe à entourer ? Et dans le second, quelle est la probabilité qu’il y ait 4 ou 5 impacts dans le rond ? On réalise aisément que la première probabilité est assez élevée si le nombre de balle n’est pas trop petit, alors que la seconde est vraiment très faible.

En matière d’expérience scientifique, le problème devient qu’une fois qu’on a réalisé une expérience, il est souvent possible de trouver a posteriori une hypothèse qu’elle vérifie ou invalide. Mais cela n’atteste alors que d’une chose : la capacité du ou de la scientifique à trouver une hypothèse qui colle avec ses données. Cela ne dit pas grand chose de l’hypothèse trouvée. Alors que si l’hypothèse est formulée en avance et que l’expérience fournit des résultats significatifs, alors ceux-ci nous donnent réellement des renseignements nouveaux.

Cette exigence a un objectif similaire à celle de l’aléatoire : empêcher que le scientifique, consciemment ou inconsciemment, force que son expérimentation donne raison à ses idées.

Sauf que certains scientifiques ne respectent pas toutes ces règles

La poursuite de la vérité selon la méthode scientifique est imparfaite car même si les principes fondamentaux de la science s’avéraient parfaits (on ne sait pas s’il le sont) et même si les règles de méthode auxquelles les scientifiques sont censés s’astreindre sont excellentes, les êtres humains qui tentent de les mettre en œuvre ou disent les mettre en œuvre sont assurément imparfaits. Certains opèrent dans des conditions difficiles, certains n’ont pas assez de discipline, certains ne réalisent pas l’importance des règles qu’ils enfreignent et d’autres sont carrément malhonnêtes. Et malgré cette imperfection-là, on ne connait rien ni personne qui arrive à la cheville de la méthode scientifique quand il sagit de prédire la réalité observable.

En fait, le fait que la science soit tellement meilleure que tout le reste à prédire la réalité alors même que nous sommes si loins de la perfection dans notre pratique de la méthode scientifique est un incroyable témoignage de la force de cette méthode.

Que Dieu vous garde.

Illustration : Richard Feynman

La science ne produit jamais de vérité. Et c'est sa force.

Il semble que le débat fasse aujourd’hui encore plus rage qu’il y a quelques années autour de la question de la vérité. Des pans entiers de la classe politique se sentent désormais légitimes à mentir outrageusement et à appeler leurs mensonges des vérités subjectives, des opinions personnelles ou encore des faits alternatifs. Depuis fort longtemps, des charlatans vendent trompeusement de l’espoir à des personnes en souffrance alors qu’ils ne possèdent pas les remèdes qu’ils font miroiter. Certains sont des escrocs, d’autres des pratiquants ignorants de méthodes plus ou moins inefficaces.

Face à tout cela, beaucoup opposent la science. Et face à la science, nombreux sont ceux qui sont prompts à faire semblant qu’elle n’est pas si crédible que ça pour décrire la réalité.

Soi-disant, la science prétend détenir la vérité et c’est un orgueil déplacé. Soi-disant, elle n’est surtout pas crédible pour remettre en question ce que eux professent et elle n’a pas le pouvoir de disqualifier ce qu’ils ont vu (sauf que Souvent, la science sait mieux que vous ce que vous vivez). Soi-disant, la science dit tout et son contraire (sauf qu’En général, la science n’a qu’un avis). Soi-disant, la science est teintée comme tout le monde d’idéologie et dit juste ce qui sert les intérêt de cette idéologie. Soi-disant, ce que eux professent fait partie de ces choses que la science ne peut comprendre.

Cette série d’articles répond chacun à une de ces objections. Ici, que la science prétend détenir la vérité et que c’est un orgueil déplacé.

La science détient-elle la vérité ?

Ironiquement, la science moderne prétend exactement le contraire. Elle s’est elle-même déclaré comme limite de ne jamais pouvoir prononcer la moindre vérité, du moins finale et absolue. C’est ce qu’a théorisé au 20ème siècle Karl Popper. Il a formalisé un principe fondamental de la science, celui de la réfutabilité.

Réfuter quoi ? La seule chose que produit la science. Car en fait, la science ne produit que des modèles prédictifs. Point barre.

Bon, la science produit aussi de la paperasse, des buffets et des tâches sur des plans de travail… Mais ça, ce sont des détails, dans l’absolu, on pourrait faire de la science sans tout ça. Peut-être pas sans buffets, ceci dit.

Mais qu’est-ce qu’on entend par modèle prédictif ? Simplement que la seule chose que la science peut dire, c’est « nous pensons que si on fait X, il se passera Y ». Et encore, parfois elle n’est capable que de donner une version plus faible qui est « nous pensons que si on fait X de nombreuses fois, dans Z% des cas, il se passera Y ».

Et la méthode scientifique va un cran plus loin : pour qu’un modèle prédictif soit scientifique, il faut qu’il soit possible de faire une expérience dont un certain résultat prouve que ce modèle est faux, de le réfuter. Il est donc à jamais impossible de produire une théorie scientifique et d’affirmer qu’elle est vraie. Au mieux, une théorie scientifique n’a pas encore été prouvée fausse.

Et il est important de réaliser que beaucoup de gens font des prédictions sans se donner cette contrainte : s’ils ne se l’autorisaient pas, vu le nombre de prédictions astrologiques qui ne se sont pas réalisées, les astrologues auraient déjà tous changé de métier. Une méthode qui n’est pas scientifique, et c’est le cas notamment des pseudo-sciences, pourra faire des prédictions et baser sa crédibilité sur toutes les prédictions qu’elle a faite qui se sont avérées justes, tout en trouvant des excuses pour toutes les prédictions inexactes, quand bien même celles-ci sont immensément plus nombreuses.

Pour la science, c’est différent. Quand une prédiction échoue, de deux chose l’une : soit le modèle était erroné et il faut en imaginer un nouveau qui prenne en compte les nouvelles données (c’est ce qui arrivera le jour où on mesurera une particule allant à une vitesse plus élevée que celle de la lumière, par exemple, puisque le modèle de la relativité générale prédit que c’est impossible), soit on postule qu’il y a eu interférence dans la mesure et on refait l’expérience en prenant soin d’empêcher l’interférence (c’est ce qui s’est passé quand on a cru mesurer une particule allant plus vite que la lumière, qu’on a renforcé la synchronisation des horloges de mesure et que, répétant l’expérience, on n’a plus obtenu une vitesse supérieure à la vitesse de la lumière).

Ne jamais avoir raison, une force ?

En fait, l’avantage de cette exigence que s’est imposée la science, c’est qu’aucun scientifique ne pourra jamais clamer ne pas pouvoir être contredit. Aucun scientifique ne peut avoir le dernier mot. Et du coup, quand une théorie scientifique est fausse, cette vérité éclate toujours au bout du compte. Le pire des scientifiques, celui qui aurait une théorie et qui emploie tout son possible pour éviter qu’on la réfute, ne pourrait que retarder l’inévitable, jamais l’empêcher.

Mais encore une fois, cela va un cran plus loin : pour pouvoir avancer une théorie auprès des autres scientifiques, un scientifique doit lui-même préciser comment on pourra le contredire. quand ce n’est pas évident dans la formulation de sa théorie.

Quantité d’autres manières de produire du soi-disant savoir n’ont pas ce garde-fou. Le croyant qui entre en transe et relate la volonté de puissances surnaturelles ne peut pas être contredit. Ou du moins, si deux croyants relatent des volontés contradictoires, rien ne permet objectivement de savoir lequel des deux a raison. Dans un tel cadre, ce qui fera la différence, c’est que l’un des deux croyants ait un ascendant social ou psychologique sur la communauté, qui lui permette de discréditer l’autre, voire de prononcer un quelconque anathème (comme l’hérésie ou le fait d’être à l’écoute de puissances malines).

Cette manière totalement subjective de décider de ce qui est vrai est évidemment la porte ouverte à tous les abus, notamment à des postures réactionnaires et oppressives ou à des institutions totalitaires.

La science, au contraire, empêche ce dérapage. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’un scientifique cesse d’avoir un raisonnement scientifique et tente d’affirmer des soi-disant vérités en usant de son aura scientifique, mais la communauté scientifique n’accepte pas une idée au seul prétexte qu’elle est énoncée par quelqu’un d’éminent en son sein. De tels scientifiques ne tardent généralement pas à être dénoncés par les autres scientifiques.

Voilà donc la force de la science : forcer ses pratiquants à une forme d’humilité intellectuelle et s’opposer aux prises de pouvoir, car en science, c’est la réalité qui détient le pouvoir, pas les êtres humains qui l’étudient.

Que Dieu vous garde.

Illustration : My Trusty Gavel

Je ne suis pas obligé de respecter votre avis

Le respect des êtres humains et le respect des idées

Toutes les personnes ont le droit à un certain respect, à la reconnaisance de leur dignité en tant qu’être humain. C’est un fondement de nos sociétés démocratiques, inscrit par exemple dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Certains justifient ce droit par la philosophie ; d’autres par leur croyance que l’être humain a été créé à l’image de Dieu. Quelles que soient les raisons, le respect de sa dignité humaine est acquis dès la naissance et inaliénable.

Mais soyons clairs, il s’agit bien là de respecter des personnes, pas des idées. Pourtant, je m’entends régulièrement opposer, dans des débats, l’argument que je devrais obligatoirement respecter l’avis des autres.

Désolé si ça vous froisse, mais non :

Vous et moi, aussi fondamentale que soit notre dignité d’êtres humains, sommes parfaitement capables d’avoir des idées complètement stupides, qui ne méritent parfois guère plus qu’un mépris compatissant (en fait, nos idées stupides ne méritent que mépris, c’est plutôt nous qui pouvons mériter de la compassion, qui pourrait donner l’élan à notre interlocuteur de rentrer en dialogue avec nous malgré nos idées repoussantes).

Si j’émets un avis stupide, en tant que personne, je mérite qu’on respecte ma dignité en ne m’avilissant pas sous prétexte de mon avis. Je mérite de ne pas subir des violences verbales, affectives voire physiques à cause de mon avis. Par contre, le fait qu’on m’écoute n’est pas un droit, mais un privilège. Et le fait qu’on accueille mon avis avec bienveillance est également un privilège. Mon avis, contrairement à moi, n’a aucun droit, il n’est qu’une idée. Si quelqu’un souhaite le mettre en charpie avec tous les outils intellectuels qui s’appliquent, libre à lui.

La limite entre attaquer la personne et attaquer les idées

Ceci dit, l’esprit humain étant ce qu’il est, nous nous attachons à nos idées. Nous avons tendance à bâtir une partie de notre identité même autour de certaines de nos idées. Et puis nous avons notre orgueil et nous n’apprécions pas qu’on nous montre que nous pouvons avoir eu tort (et encore moins qu’on nous le prouve).

Mais le fait que nous nous sentions attaqués par une critique ne veut pas forcément dire que celle-ci était bel et bien une attaque de notre personne. Il me semble nécessaire que nous apprenions à faire la distinction : est-ce que je viens d’entendre quelque chose d’insultant ou quelque chose que je ne suis pas tout à fait prêt à accepter à propos de mes idées ?

En contrepartie, il est possible de prendre garde à la manière dont on attaque une idée. Déjà, la limite entre idée et personne peut être ténue : quand je dis qu’une idée est fondamentalement stupide, difficile de ne pas en déduire qu’il faut une personne stupide pour la soutenir. Celui qui émet cette critique-là aura peut-être la notion qu’une idée stupide peut être soutenue par une personne intelligente pour des raisons structurelles mais la formulation reste profondément maladroite. (mais vous noterez que même cette attaque maladroite n’est pas forcément une insulte)

Pourtant, cette précaution n’est pas un droit, c’est un privilège. C’est une faveur que la personne fait à la source d’une idée qu’elle critique, soit par volonté de créer un dialogue, soit par amour du prochain.

Pour ma part, je n’ai aucun désir que mes propos causent une souffrance aisément évitable et inutile, donc je vais tâcher de mesurer mes propos, pas seulement en fonction de leur véracité mais aussi de la manière dont ils peuvent être reçus.

Ce que je n’accepterai pas, c’est qu’on me reproche la confusion, l’irrationalité et la susceptibilité des autres. Si quelqu’un se sent agressé quand j’affirme que 2+2=4, tant pis pour lui. Il est pleinement responsable de son sentiment négatif qui n’a aucun rapport avec moi. Et non seulement je ne vais pas arrêter d’affirmer plubiquement que 2+2=4, mais je me réserve le droit de le contredire chaque fois qu’il affirme que 2+2=5 en public.

Les idées que je défends

Pour ma part, je tiens en la plus haute estime le rationalisme et une de ses incarnations les plus récentes, la méthode scientifique. J’accorde de la valeur aux idées qui obéissent à une certaine logique et encore plus à celles qui offrent les clefs pour accueillir la critique. Pour moi, un avis vaut d’être défendu s’il peut résister à une critique constructive.

Vous avez parfaitement le droit de ne pas être d’accord avec moi sur ces critères. Vous avez le droit de croire qu’un argument ou un avis ont de la valeur juste parce qu’ils vous ont convaincu. Et vous avez le droit de vous sentir offensés si j’ai l’outrecuidance d’avancer des arguments logiques et, comble du mauvais goût, des données objectives et vérifiables qui contredisent votre avis. Dans ce cas, il n’y a peut-être pas grand intérêt à ce que nous ayons un dialogue. Ou plutôt nous n’arriverons peut-être pas à réellement entrer en dialogue.

Mais si vous pouvez tolérer que je critique vos idées, que ce soit avec des arguments qui font sens pour vous ou non, alors je serai ravi de débattre avec vous. Je serai ravi que vous attaquiez mes idées avec l’agressivité intellectuelle la plus féroce et j’espère que, pour que le dialogue continue, j’aurai à prendre le moins de précautions possible quand je m’attaque aux votres, car c’est ainsi que nous pourrons utiliser toute notre énergie dans l’échange d’idées.

Et je n’ai pas vraiment de grief contre les gens qui ont d’autres priorités épistémologiques que les miennes. Si vous pensez que l’avis de votre voisin est plus important que des preuves scientifiques, grand bien vous en prenne ! Par contre, ce contre quoi je me bats, c’est la tendance actuelle à déguiser des idées de cet acabit avec les atours du rationalisme et de la science, parce que notre culture accorde de la valeur au rationalisme et à la science.

Cette tendance n’est rien moins qu’un mensonge.

Cette tendance est tout simplement la volonté de ne pas accepter les rigueurs intellectuelles du rationalisme et de la science mais d’en employer néanmoins l’aura de confiance. C’est une escroquerie, en somme.

Mais si vous voulez développer une autre manière de penser que celle promue par le rationalisme et que vous êtes sincères sur la différence, c’est avec joie que je discuterai avec vous des mérites respectifs de nos méthodes !

Que Dieu vous garde.

Illustration : I will wish you all a very good night.

Je ne peux pas juger

La Bible nous invite clairement à avoir une éthique exigeante, dans les paroles de Jésus Lui-même :

« Entrez par la porte étroite. Large est la porte et spacieux le chemin qui mène à la perdition, et nombreux ceux qui s’y engagent ; combien étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la vie, et peu nombreux ceux qui le trouvent. » (…) « Il ne suffit pas de me dire : “Seigneur, Seigneur !” pour entrer dans le Royaume des cieux ; il faut faire la volonté de mon Père qui est aux cieux. (Mt 7,13–14;21)

Pour autant, Jésus ne nous appelle pas à reprendre les autres sur leurs erreurs ; au contraire, il nous met en garde contre le danger de vouloir s’intéresser aux défauts des autres avant les notres :

Qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton œil, tu ne la remarques pas ? Ou bien, comment vas-tu dire à ton frère : “Attends ! que j’ôte la paille de ton œil” ? Seulement voilà : la poutre est dans ton œil ! Homme au jugement perverti, ôte d’abord la poutre de ton œil, et alors tu verras clair pour ôter la paille de l’œil de ton frère. (Mt 7,3–5)

Ceci dit, dans cette parabole, Jésus n’exclue pas que je donne des conseils éthiques à mon prochain, seulement que je le fasse avant d’avoir fait un réel et profond travail éthique sur moi-même.

En fait, en introduction de ce discours, Jésus nous donne une clef importante :

« Ne vous posez pas en juge, afin de n’être pas jugés ; car c’est de la façon dont vous jugez qu’on vous jugera, et c’est la mesure dont vous vous servez qui servira de mesure pour vous. (Mt 7,1–2)

Cette parole de Jésus a un côté un peu paradoxal. Faut-il ne jamais se poser en juge, ou le peut-on du moment qu’on accepte le jugement en retour ? Je crois aujourd’hui que Jésus démarre par une interdiction car il sait combien la tentation est grande pour nous de nous trouver toutes les bonnes raisons du monde de juger les autres.

Qui plus est, Jésus sait combien nous risquons de sombrer dans l’hypocrisie quand nous nous posons en juge. Et je crois qu’il n’y a pas besoin de mauvaise foi pour être hypocrite. C’est même parfois une forme d’amour de l’autre qui nous y pousse, quand on veut éviter aux autres de commettre des erreurs dont nous avons nous-même souffert. Ainsi celui qui a été blessé dans sa vie amoureuse et sexuelle se met à essayer de convaincre autour de lui de la nécessité de la chasteté avant le mariage, par exemple. Partant de là, il ne faut pas beaucoup pour se mettre à juger ceux qui vivent leur sexualité de manière plus libre.

Mais même avec les meilleures intentions du monde, il reste malhonnête de juger avec sévérité les autres quand on arrive pas soi-même à être à la hauteur de ses propres jugements, et Jésus n’a aucune tendresse pour cette hypocrisie-là :

« Les scribes et les Pharisiens siègent dans la chaire de Moïse : faites donc et observez tout ce qu’ils peuvent vous dire, mais ne vous réglez pas sur leurs actes, car ils disent et ne font pas. Ils lient de pesants fardeaux et les mettent sur les épaules des hommes, alors qu’eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt. Toutes leurs actions, ils les font pour se faire remarquer des hommes. Ils élargissent leurs phylactères et allongent leurs franges. (Mt 23,2–5)

En quelques mots, Jésus résume ici tous les dangers du jugement. Ses tentations et ses travers forment plusieurs cercles vicieux, imbriqués ensemble :

  • Moins on arrive soi-même à vivre ce qu’on exige des autres, plus il devient tentant d’étouffer sa culpabilité dans l’assurance qu’on sauve les autres à défaut de soi-même ; et plus on exige des autres, plus le fossé entre ce qu’on vit et ce qu’on exige se creuse,

  • plus on cache ses propres manquements, plus on peut être perçu comme irréprochable ; et plus on nous félicité pour notre perfection, plus il devient difficile d’admettre notre imperfection.

Il me semble que la solution est, comme souvent avec les conseils de Dieu, terriblement simple mais contraire à tout ce que le monde nous enseigne : il nous faut être exigeants avec nous-mêmes et témoigner avec candeur de nos difficultés à tenir nos propres exigences.

Paradoxalement, je suis persuadé que c’est en se concentrant ainsi sur nous-mêmes et en laissant apparaître nos manquements que nous aiderons le plus les autres à cheminer avec nous sur un chemin de sanctification. En nous concentrant sur nous-mêmes, nous menons par l’exemple et nous faisons l’expérience des difficultés de la voie que nous voulons promouvoir. C’est d’ailleurs la seule manière de découvrir qu’un enseignement ne fonctionne pas, de pouvoir réformer ses idées en les confrontant à la réalité. En étant honnêtes sur nos propres errements, nous permettons justement aux autres de vérifier que nous ne sommes pas aveuglés par nos idées, que nous restons conscients que nos propositions peuvent échouer.

Mieux encore, lorsqu’une personne décide de cheminer avec quelqu’un qui témoigne simplement de ses difficultés, cette personne sera plus à même de faire part de ses difficultés. Face à quelqu’un qui semble parfait, il est souvent humiliant d’avouer ses manquements.

Ce n’est pas un hasard si dans deux discours où il condamne la posture de jugement, Jésus parle de service à l’autre. Nous sommes appelés, dans notre volonté de sanctification, à ne pas prendre celle-ci comme prétexte pour dominer les autres. Et quel meilleur moyen que de se mettre à leur service :

« Ainsi, tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux : c’est la Loi et les Prophètes. (Mt 7,12)

Pour vous, ne vous faites pas appeler “Maître”, car vous n’avez qu’un seul Maître et vous êtes tous frères. N’appelez personne sur la terre votre “Père”, car vous n’en avez qu’un seul, le Père céleste. Ne vous faites pas non plus appeler “Docteurs”, car vous n’avez qu’un seul Docteur, le Christ. Le plus grand parmi vous sera votre serviteur. Quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé. (Mt 23,8–12)

Pourtant, n’est-ce pas un peu facile de se refuser à porter un jugement sur les autres ? N’y a-t-il quand même pas des choses suffisamment fondamentales, suffisamment graves peut-être, qui nécessitent qu’on intervienne, qu’on ne laisse pas l’autre se fourvoyer ? Lorsque nous voyons quelqu’un pécher, n’avons-nous pas la responsabilité au moins de le rappeler à l’ordre ?

Là aussi, je crois qu’il ne s’agit pas de se l’interdire de manière absolue mais d’être conscient de la tentation qui nous guette de dominer l’autre, voire carrément d’abuser de cette soi-disant responsabilité pour agresser l’autre.

Quelles limites pourrions-nous nous poser pour nous protéger de cette tentation ? Là encore, les Écritures nous livrent une clef très simple :

« Si ton frère vient à pécher [contre toi], va le trouver et fais-lui tes reproches seul à seul. S’il t’écoute, tu auras gagné ton frère. (Mt 18,15)

Ce « contre toi » n’est pas présent dans les manuscrits les plus anciens du Nouveau Testament, mais la distinction qu’il opère me semble absolument cruciale : et si on s’interdisait de juger les autres quand ce qu’ils font ne nous touche pas directement ? Si la seule personne à qui je peux reprocher son éthique sexuelle était mon partenaire ? Si les seuls mensonges que je pouvais reprocher étaient ceux qui m’ont causé du tort ? Est-ce que cela ne mettrait pas immédiatement fin à la plupart des hypocrisies moralisatrices dans nos communautés ?

On pourrait se demander s’il ne faut pas aussi intervenir quand une personne en fait souffrir une autre. Mais est-il vraiment nécessaire, dans ce cas-là, de juger ? A-t-on vraiment besoin de reprocher ses actes à l’agresseur ou ne pourrait-on pas se contenter d’être présents pour la victime, de s’interposer pour empêcher l’agression et de rappeler à l’agresseur les souffrances qu’il cause, sans jugement ?

En fait, c’est ma conviction et mon expérience que cette posture-là, sans jugement, est même plus efficace. Dans quantité de situations, le jugement braquera les personnes concernées et pas seulement celui qui cause des souffrances. Même la victime peut se fermer à l’aide qu’on lui propose quand celle-ci s’accompagne d’un jugement. Pire, dans certains cas, le jugement causera des souffrances supplémentaires ; c’est le cas par exemple pour les enfants maltraités, qui ont besoin qu’on leur rappelle leurs droits et le fait que les abus qu’ils subissent sont des infractions à la loi mais qui pourront très mal vivre qu’on juge moralement leurs parents.

Pour finir, n’y a-t-il pas un enjeu qui nous dépasse quand il s’agit de la foi ? Ne doit-on pas garantir que la Bonne Nouvelle sera vécue et proclamée correctement dans nos communautés, au risque sinon qu’elle soit pervertie ? Bien sûr, certaines épîtres en parlent, mais Paul a néanmoins des consignes très claires sur la manière de se comporter sur ces questions entre fidèles :

Accueillez celui qui est faible dans la foi, sans critiquer ses opinions. (Rm 14,1)

Cessons donc de nous juger les uns les autres. Appliquez-vous bien plutôt à ne rien faire qui amène votre frère à trébucher ou à tomber dans l’erreur. (Rm 14,13)

De la même manière que Jésus nous invite à nous tourner vers nous-même quand il s’agit d’être exigeant et de faire preuve de sollicitude envers les autres, Paul nous invite à accueillir nos différences avec bienveillance, à ce que notre exigeance morale soit au service de l’autre avant tout. Il précise explicitement dans ce chapitre que ceux qui se fixent des règles strictes ne doivent pas juger ceux qui vivent leur foi dans une plus grande liberté et vice-versa.

Il conclue ainsi :

Ta conviction personnelle à ce sujet, garde-la pour toi devant Dieu. Heureux celui qui ne se sent pas coupable dans ses choix ! Mais celui qui a mauvaise conscience en consommant un aliment est condamné par Dieu, parce qu’il n’agit pas selon une conviction fondée sur la foi. Et tout acte qui n’est pas fondé sur la foi est péché. (Rm 14,22–23)

Alors vous aussi, cherchez ardemment le chemin étroit qui mène à la vie, soyez heureux des choix que vous faites en chemin ! Et s’il-vous-plaît, fichez donc la paix à ceux qui n’ont pas fait les mêmes choix que vous, mais n’hésitez pas à échanger sincèrement avec eux sur votre parcours. Dites-leur comment vous avez trébuché, pour que ce soit la confiance plutôt que la peur qui leur donne envie de faire un bout de chemin avec vous !

Que Dieu vous garde.

Illustration : Hardy — They shall show you the sentence of judgment

La chasteté avant le mariage : une bonne idée sauf quand on l'applique (avec des mensonges)

Particulièrement parmi les croyants, on éduque souvent les jeunes selon l’idée que l’abstinence est le seul choix acceptable en terme de sexualité, avant le mariage. Avant même de me poser la question de savoir si cette idée se tient bibliquement, j’aimerais déjà vérifier quelles sont les vérités et quels sont les mensonges dans les discours à propos de l’abstinence.

Selon ses promoteurs, l’abstinence est la seule méthode de contraception efficace à 100%. Dans les communautés qui enseignent l’abstinence, il est dit que la plupart de leurs membres vivent l’abstinence et que ceux qui n’y parviennent pas ou s’y refusent sont des exceptions. Et les promoteurs de l’abstinence assurent que si on permet aux jeunes d’en savoir plus sur le sexe et de la pratiquer selon leur conscience, ils se mettront en danger.

Manque de bol pour eux, nous avons des données à grande échelle qui prouvent que toutes ces affirmations sont fausses.

Pour résumer : en moyenne, les jeunes à qui on enseigne l’abstinence uniquement démarrent leur sexualité plus tôt, ont plus de grossesses non planifiés et plus d’infections sexuellement transmissibles (IST). Naturellement, si vous expliquez à des jeunes comment marche le sexe et que vous leur dites qu’ils ont le droit de le pratiquer, ils attendront plus longtemps et se protègeront mieux.

Mais les défauts de l’enseignement de l’abstinence ne s’arrêtent pas là : je ne compte plus les jeunes gens qui témoignent combien cet enseignement a souillé pour longtemps leur vision de la sexualité. Car à force de répéter que le sexe avant le mariage est mauvais, ce que les gens en retiennent, c’est l’idée que le sexe est mauvais tout court. Quantité de sœurs et de frères en Christ se sont retrouvés désemparés et traumatisés dans leur vie sexuelle maritale, honteux de désirer quelque chose qu’ils considéraient comme sale et/ou honteux de ne pas désirer quelque chose qui est censé être un devoir marital. Littéralement pris entre le marteau et l’enclume d’un enseignement qui ne les a jamais préparés à leur sexualité.

Dans ce genre d’enseignement, on n’a pas arrêté de leur marteler qu’il faut dire non mais on ne les a jamais réellement préparés à dire oui un jour… (ce qui, faut-il le préciser, alimente notre culture du viol dont le terreau est notre manque d’éducation sur ce qu’est un consentement éclairé)

Mais regardons tout ça de plus près.

L’abstinence comme contraception et comme protection contre les IST

Si on raisonne naïvement, effectivement, on peut se dire que si une personne n’a pas de relations sexuelles, elle ne risque ni de concevoir un enfant, ni d’attraper une IST. Mais quand on évalue l’efficacité d’une contraception ou d’une protection contre les IST, il ne faut pas l’évaluer en théorie, en présupposant qu’elle sera employée parfaitement, il faut aller chercher sur le terrain comment elle est employée et comment son efficacité résiste aux erreurs de ses utilisateurs.

Comment savoir quelle est l’efficacité en pratique de l’abstinence ? On a une idée quand on compare aux USA les états qui obligent les cours d’éducation sexuelle à être sur l’abstinence obligatoire et les autres. L’un d’entre eux est le Mississipi, qui a eu pendant les dix dernières années des résultats catastrophiques en matière de santé sexuelle :

Le Mississipi a systématiquement eu parmi les pires indicateurs de santé sexuelle du pays. Cet état a le deuxième plus haut taux de grossesses chez les adolescentes, le deuxième plus haut taux d’infections aux gonorrhée et chlamydia, et le septième plus haut taux d’infection au VIH. (The Failures Of Abstinence-Only Education Illustrated In 2 Charts)

Donc une fois qu’on compare réellement les méthodes de contraception, on découvre que l’abstinence est en fait probablement la pire de toutes, parce qu’elle est difficile à mettre en oeuvre, beaucoup plus difficile que les autres.

L’hypocrisie des milieux promoteurs de l’abstinence

Pourtant, malgré ce constat d’échec à grande échelle, certains milieux avancent que, parmi eux du moins, l’abstinence est réellement pratiquée (et donc efficace).

Mais cet argument-là aussi est en bute à la réalité, car partout où on dispose de données fiables, celles-ci montrent que l’abstinence n’est pas autant pratiquée par les chrétiens qu’ils le disent. Même parmi les chrétiens évangéliques, donc une part de la population où la doctrine de l’abstinence pré-maritale est la plus présente, des jeunes entre 18 et 29 ans non marriés ont eu des relations sexuelles. Selon la National Campaign to Prevent Teen and Unplanned Pregnancy en 2009, c’est 80% d’entre eux (contre 88% pour la population générale dans cette même étude). Selon une autre étude publiée en 2012 en collaboration entre la National Association of Evangelicals et Grey Matter Research, c’est 44% d’entre eux. Et ce n’est pas seulement un acte isolé dans leur vie, car selon cette même étude, c’est le cas dans les 3 derniers mois pour 25% d’entre eux.

Mais l’hypocrisie va plus loin, car dans l’étude “Sex and Unexpected Pregnancies: What Evangelical Millennials Think and Practice,”, parmi les chrétiens évangéliques non mariés mais ayant été sexuellement actifs durant les 3 derniers mois, 55%, donc plus de la majorité, pensaient que le sexe hors mariage n’est pas acceptable moralement, dont 29% quei le pensaient fortement.

C’est donc une moitié d’hypocrites et un tiers de gros hypocrites.

Peut-on promouvoir l’abstinence avant le mariage ?

Nous venons d’examiner des faits.

En pratique, donc, l’abstinence avant le mariage est rejetée par une portion conséquente des croyants dans les communautés même où elle est promue le plus activement, et a pour conséquence que les jeunes sont moins bien armés face à leurs propres désirs sexuels et face à la pression sociale.

Si on enseigne que l’abstinence avant le mariage est la seule option, les jeunes démarrent leur sexualité plus tôt, ont plus de grossesses non prévues et plus d’IST.

Maintenant, il faut faire plusieurs distinctions. D’abord, il faut distinguer une obligation de l’abstinence et un encouragement à l’abstinence avant le mariage. Ensuite, il faut distinguer l’enseignement de l’abstinence aux autres et la pratique personnelle de l’abstinence.

De plus, il est parfaitement autorisé d’enseigner comme obligatoire une pratique qui a été démontrée comme étant source de souffrances physiques et psychologiques (et c’est malheureuement une vieille tradition des milieux religieux et de ceux qui abusent de la religion comme outil d’oppression). En fait, les faits que nous venons d’examiner ont vraiment une seule conséquence ferme : affirmer que l’enseignement de l’abstinence avant le mariage a l’avantage de protéger les jeunes des dangers du sexe est au mieux de l’ignorance, au pire un mensonge éhonté. Dire qu’elle est la contraception qui est efficace à 100% est totalement irréaliste (mais encore une fois, c’est une vieille tradition des religions d’embrasser l’irréalisme à bras-le-corps).

Je reviendrai dessus dans un prochain article, mais je pense que la pratique personnelle de l’abstinence peut avoir des effets positifs incroyables. Et si la pratique personnelle peut être bénéfique, il est naturel de penser qu’une certaine forme d’enseignement ou d’encouragement aux autres peut également faire sens.

Quant à l’interdiction du sexe avant le mariage, au vu des désastres qu’elle cause parmi les jeunes, je ne peux pas faire autre chose que la condamner. Mais je dois admettre une chose : la seule chose que je peux condamner, c’est la pratique actuelle de cette interdiction, une pratique malhonnête puisqu’elle se fait en mentant de manière éhontée aux familles et aux jeunes qui, il n’y a pas d’autre mot, la subissent.

Mais si des personnes venaient à enseigner que leur interprétation de la Bible interdit le sexe avant le mariage sans jamais mentir sur les effets de cette éthique ? S’ils ne mentaient pas sur ses avantages et sur les effets d’une transgression ? Je ne peux pas prédire quels seraient les effets d’un tel enseignement, mais je suis certain d’une chose : il ne pourrait pas faire tout le mal que l’interdiction mensongère du sexe prémarital fait aujourd’hui.

Moi qui suis touché dans la Bible par la notion que je dois servir un « esprit de Vérité », je ne suis pas surpris un seul instant qu’un enseignement perverti par le mensonge et l’hypocrisie ait des effets dévastateurs.

Voilà donc tout ce que je peux dire à ceux qui parlent d’abstinence avant le mariage : renseignez-vous avec esprit critique sur le sujet et ayez l’honnêteté intellectuelle de ne pas brandir des arguments effrayants mais mensongers ! Soyez intègres et sincères sur votre propre pratique et vos propres difficultés à vivre cette éthique !

Que Dieu vous garde.

Illustration : Costumers, Society of St. Anne, New Orleans Mardi Gras

Jésus et la famille

Selon quantité de croyants, le plus important, c’est la famille. Le plus beau, pour un chrétien, c’est de sa marier et d’avoir des enfants.

Mais est-ce que ces idées nous sont enseignées par Jésus ?

Avant même d’entrer dans ce que dit Jésus sur le sujet, commençons par ce qu’en dit Paul :

Venons-en à ce que vous m’avez écrit. Il est bon pour l’homme de s’abstenir de la femme. Toutefois, pour éviter tout dérèglement, que chaque homme ait sa femme, et chaque femme son mari. (…) En parlant ainsi, je vous fais une concession, je ne vous donne pas d’ordre. Je voudrais bien que tous les hommes soient comme moi ; mais chacun reçoit de Dieu un don particulier, l’un celui-ci, l’autre celui-là. Je dis donc aux célibataires et aux veuves qu’il est bon de rester ainsi, comme moi. Mais s’ils ne peuvent vivre dans la continence, qu’ils se marient ; car il vaut mieux se marier que brûler. (1Co 7,1–2.6–9)

On est loin d’une ode glorieuse au mariage, qui semble ici un plutôt être un pis-aller, une solution de repli nécessaire à cause de la faiblesse des hommes et des femmes. Pour Paul, clairement, la situation la plus belle, c’est de rester célibataire et chaste.

Mais bon, si vous n’êtes pas foutus de répondre à cet appel-là, mariez-vous, au moins…

Au passage, rappelons que Jésus exprime aussi des réserves sur le mariage, clairement celui-ci n’est pas fait pour tout le monde :

« Je vous le dis : Si quelqu’un répudie sa femme – sauf en cas d’union illégale – et en épouse une autre, il est adultère. » Les disciples lui dirent : « Si telle est la condition de l’homme envers sa femme, il n’y a pas intérêt à se marier. » Il leur répondit : « Tous ne comprennent pas ce langage, mais seulement ceux à qui c’est donné. En effet, il y a des eunuques qui sont nés ainsi du sein maternel ; il y a des eunuques qui ont été rendus tels par les hommes ; et il y en a qui se sont eux-mêmes rendus eunuques à cause du Royaume des cieux. Comprenne qui peut comprendre ! » (Mt 19,9–12)

Littéralement, ce n’est pas donné à tout le monde de se marier…

Mais une fois mariés, une fois que nous fondons une famille, celle-ci ne devrait-elle pas être absolument cruciale pour nous ? Après tout, Paul nous commande de nous en occuper :

Si quelqu’un ne prend pas soin des siens, surtout de ceux qui vivent dans sa maison, il a renié la foi, il est pire qu’un incroyant. (1Tm 5,8)

Et Jésus ?

Pas si simple. Pour commencer, il ne nous enseigne pas du tout que la famille soit prioritaire. Au contraire, elle doit explicitement passer au second plan devant notre engagement à Le suivre :

Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple. (Lc 14,26)

En fait, Jésus affirme même que quiconque trouve le courage d’abandonner sa famille pour son service à Dieu en sera récompensé :

Il leur répondit : « En vérité, je vous le déclare, personne n’aura laissé maison, femme, frères, parents ou enfants, à cause du Royaume de Dieu, qui ne reçoive beaucoup plus en ce temps-ci et, dans le monde à venir, la vie éternelle. » (Lc 18,29–30)

Jésus va même jusqu’à nous prévenir que notre foi risque de ne pas être accueillie favorablement dans notre famille :

Le frère livrera son frère à la mort, et le père son enfant ; les enfants se dresseront contre leurs parents et les feront condamner à mort. (Mt 10,21)

Mais pourtant, si nous témoignons de Jésus avec amour, nous devrions sûrement gagner nos proches à cet amour qui surabonde, non ?

Oui, je suis venu séparer l’homme de son père, la fille de sa mère, la belle-fille de sa belle-mère : on aura pour ennemis les gens de sa maison. (Mt 10,35–36)

Pourtant, ses disciples eux-mêmes semblaient penser que sa famille biologique avait forcément un statut à part et Jésus a eu besoin de les recadrer. Il est très clair sur ce qui constitue sa famille, et ce ne sont pas des liens du sang :

A celui qui venait de lui parler, Jésus répondit : « Qui est ma mère et qui sont mes frères ? » Montrant de la main ses disciples, il dit : « Voici ma mère et mes frères ; quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, c’est lui mon frère, ma sœur, ma mère. » (Mt 12,48–50)

Peut-être devrions-nous méditer ces paroles de Jésus quand nous discutons de la famille. Bien sûr, fonder une famille est une bénédiction, une chance merveilleuse. Et en fondant une famille, nous accomplissons le commandement divin :

« Quant à vous, soyez féconds et prolifiques, pullulez sur la terre, et multipliez-vous sur elle. » (Gn 9,7)

Mais nous ne devrions pas éléver le mariage et la famille en une idole, en faire un idéal supérieur pour tous nos frères et nos sœurs en Christ. Se marier est un engagement fort, auquel tout le monde n’est pas prêt. Fonder une famille est une responsabilité colossale. Arrêtons de nous laisser influencer à penser qu’il manque quelque chose à quelqu’un qui est célibataire.

Que les célibataires profitent de leur célibat, que ceux qui s’aiment profitent de leur vie de couple. Que ceux qui ont des enfants profitent de cette bénédiction et qu’on laisse tranquilles que ceux qui n’en veulent pas. Il y a quantités d’autres choses à faire au service de Dieu que d’éléver ses enfants.

Que Dieu vous garde.

Illustration : Suffer the Children