Il semble que le débat fasse aujourd’hui encore plus rage qu’il y a quelques années autour de la question de la vérité. Des pans entiers de la classe politique se sentent désormais légitimes à mentir outrageusement et à appeler leurs mensonges des vérités subjectives, des opinions personnelles ou encore des faits alternatifs. Depuis fort longtemps, des charlatans vendent trompeusement de l’espoir à des personnes en souffrance alors qu’ils ne possèdent pas les remèdes qu’ils font miroiter. Certains sont des escrocs, d’autres des pratiquants ignorants de méthodes plus ou moins inefficaces.
Face à tout cela, beaucoup opposent la science. Et face à la science, nombreux sont ceux qui sont prompts à faire semblant qu’elle n’est pas si crédible que ça pour décrire la réalité.
Soi-disant, la science prétend détenir la vérité et c’est un orgueil déplacé (sauf que La science ne produit jamais de vérité. Et c’est sa force). Soi-disant, elle n’est surtout pas crédible pour remettre en question ce que eux professent et elle n’a pas le pouvoir de disqualifier ce qu’ils ont vu (sauf que Souvent, la science sait mieux que vous ce que vous vivez). Soi-disant, la science dit tout et son contraire. Soi-disant, la science est teintée comme tout le monde d’idéologie et dit juste ce qui sert les intérêt de cette idéologie. Soi-disant, ce que eux professent fait partie de ces choses que la science ne peut comprendre.
Cette série d’articles répond chacun à une de ces objections. Ici, que la science dit tout et son contraire.
Le consensus scientifique
D’abord, il faut faire la différence entre la science et les avis individuels des scientifiques qui la composent. Évidemment, il est toujours possible que des scientifiques ne soient pas d’accord entre eux, parfois pour des raisons scientifiquement légitimes, parfois de manière irrationnelle. Mais le fait que des scientifiques soient en désaccord sur un sujet n’empêche pas la science d’avoir un avis unique.
Cet avis, dans les cas les plus simples, c’est ce qu’on appelle le consensus scientique. C’est le fait qu’une vaste majorité de scientifiques s’accordent pour évaluer le statut d’une ou plusieurs théories scientifiques. Et quand une seule théorie n’a pas encore été réfutée et permet de réaliser des prédictions, alors le consensus scientifique est que cette théorie décrit la réalité.
Quiconque prétend que la réalité est différente fera des prédictions de moindre qualité que ceux qui emploient un tel consensus scientifique.
Il y a deux conditions dans lesquelles ce dernier point ne se vérifie plus :
- quand le consensus était réellement la meilleure théorie connue mais que la personne qui prétend que la réalité est différente est en train de proposer une théorie qui est réellement meilleure que le consensus,
- quand le consensus est biaisé par un dogme ou des intérêts non scientifiques (politiques, financiers, etc…).
Pour autant, on ne peut pas faire fi du consensus scientifique et simplement clamer qu’on détient la prochaine théorie qui fera consensus. Toutes les règles qui font la science continuent de s’appliquer et la nouvelle théorie devra non seulement être capable de faire des précisions aussi précises que le consensus scientifique sur les phénomènes qu’il couvre déjà, mais aussi faire des prédictions en plus que le modèle actuel est incapable de faire (un cas particulier est le fait de faire les mêmes prédictions mais de manière bien plus précise encore).
Une des conséquences, c’est que pour rejeter le consensus scientifique, il faut en général le connaître sur le bout des doigts. Il est fréquent que des personnes formulent une nouvelle théorie sans réelles connaissances du consensus scientifique. Il est parfaitement raisonnable de rejeter d’emblée ces théories. L’histoire scientifique récente contient plusieurs exemples de théories que de nombreux amateurs entendent révolutionner et où les instances scientifiques ont été tellement inondées de propositions erronées qu’elles ont officiellement cessé d’examiner celles qui ne viennent pas de scientifiques reconnus (notamment le mouvement perpétuel et P=NP). L’alternative était simplement impossible.
Et la raison de leur refus d’étudier toutes les propositions soi-disant révolutionnaires est non seulement simple mais importante : il faut parfois un effort minime pour produire une soi-disante nouvelle théorie. N’importe quel illuminé peut fabriquer une machine étrange avec des aimants et des fils de partout, et prétendre qu’elle produit de l’énergie de manière infinie, voire même sembler faire des mesures qui le prouvent. Mais il faut des années d’études et des jours voire parfois des semaines de travail pour expliquer en quoi sa machine échoue à enfreindre les lois de la thermodynamique. Et il faudrait probablement des mois de travail pour produire une explication qui aurait des chances de convaincre l’inventeur ou ses fans.
Quand plusieurs théories s’affrontent
Dans certains cas, néanmons, il n’y a pas une théorie unique qui fait consensus. Parfois, il n’y a même aucune théorie bien établie. En général, dans ce cas-ci, des scientifiques ont au moins des pistes de recherche. Mais une piste de recherche n’est pas simplement une affirmation en l’air, car elle s’accompagne presque toujours d’une ou plusieurs idées d’expérimentation capables soit de donner un peu plus de crédibilité à cette piste soit de la discréditer. Une piste de recherche est donc une sorte de théorie, en plus vague, avec des prédictions elles aussi plus vagues. Mais on conserve l’objectif d’être réfutable.
Et en particulier, le fait qu’il y ait plusieurs théories en lice n’est évidemment pas le prétexte à dire que n’importe quoi pourrait être vrai. Pour donner un bon exemple, c’est le cas actuellement de la physique des particules ! En effet, nous avons une quantité de théories qui expliquent comment une des quatre forces fondamentales fonctionne, certaines qui expliquent comment deux forces fonctionnent de manière unifiée, voire même expliquent une approximation utile pour trois forces. Ce serait une découverte monumentale si quelqu’un arrivait à confirmer une théorie exacte des trois forces forte, faible et électromagnétique (on appellerait ça une grande unification) ou, encore mieux, qui incluerait également la gravitation (on parle alors de théorie du tout).
Pour autant, on sait dans quels cas ces théories incomplètes sont suffisamment justes pour prédire la réalité. On a une montagne de données expérimentales qui cadrent plus ou moins avec toutes ces théories. Et toute personne qui débarquerait avec une nouvelle théorie devra être capable d’expliquer toutes ces données.
De plus, ce n’est parce qu’on a pas de théorie du tout qu’on est pas capables de faire des tirs ballistiques ultra-précis ou de mettre en orbite un satellite (ou une voiture électrique avec un mannequin au volant).
La vision du grand public
Pourtant, le grand public pense très souvent qu’on ne peut jamais savoir ce qui est vrai ou ce qui est juste. On entend souvent les gens dire « même les scientifiques ne sont pas d’accord entre eux ! ». Et nombreux sont ceux qui n’hésitent pas à embrayer (alors que ce n’est pas logique…) sur « donc ma théorie X est aussi valable qu’une autre », alors même qu’en vérité, quantité de données empiriques réfutent totalement ladite théorie.
Pour prendre un exemple à peine extrême, je pourrais prétendre que quand je pense à la couleur verte, j’ai le pouvoir de modifier le comportement des électrons autour de moi. Dans cette théorie, je pourrais prétendre ceci :
La couleur verte a une fréquence quantique spirituelle dans la résonance magnétique d’amour de mon cerveau qui me donne un pouvoir sur les électrons.
Et si on me répond que cette phrase-là n’a littéralement aucun sens (c’est le cas…), je répondrais que de toute façon, même les scientifiques ne savent pas comment fonctionnent les électrons, alors qui pourrait dire que j’ai tort ?
Présenté ainsi, ça semble peut-être ridicule (j’espère, même !), mais ce n’est pas si différent des affirmations faites avec sérieux par quantité de charlatans, dont certains se réclament même d’être encore plus ou moins scientifiques. Rupert Sheldrake et Deepak Chopra sont deux exemples proéminents. Comme avec ma phrase absurde, leurs discours sont constellés de l’emploi de termes scientifiques, dont l’usage est parfaitement incohérent avec leur sens établi par la science. Encore une fois, l’enjeu pour eux est d’employer l’aura mystique de la science, sans s’encombrer de ses contraintes méthodologiques. Le problème, comme je le disais plus haut, c’est qu’il m’a fallu 5 ou 6 secondes pour construire cette phrase ridicule, mais si quelqu’un venait à la lire qui n’a que très peu de notions de physique et de biologie, il faudrait probablement plusieurs dizaines de minutes au bas mot pour expliquer en quoi la phrase n’a réellement aucun sens. C’est-à-dire qu’il faudrait quelque part entre 100 et 1000 fois plus d’efforts pour contrer ce bullshit que pour le faire naître.
Le mensonge des medias
D’où vient cette perception du grand public ? Selon Ben Goldacre, dans son livre Bad Science, le problème vient des médias. En effet, ceux-ci aiment présenter une version plus conflictuelle que la vérité. Sur le changement climatique, par exemple, la vérité est que 97% des scientifiques sont d’accord et que les 3% restants tendent à produire des études de mauvaise qualité. Il n’y a littéralement pas d’étude scientifique de qualité qui remette aujourd’hui en cause la question du changement climatique et son origine humaine. Donc si vous êtes un journaliste dont l’objectif est de rendre compte de la vérité, vous allez inviter deux ou trois scientifiques de disciplines différentes, d’accord entre eux sur les points essentiels.
Mais ça ne fera pas forcément une émission aussi palpitante que si vous invitez deux scientifiques, un qui est d’accord avec le consensus scientifique et l’autre qui le rejette. Vous obtiendrez un débat probablement houleux et, si vous avez de la chance, le renégat ira même jusqu’à formuler des théories fumeuses sur l’intégrité de la science, sur des soi-disant lobbies qui l’empêchent de faire éclater la vérité vraie (alors même que lui est financé par l’industrie du pétrole…). En somme, il y aura du spectacle !
Et voilà donc un des nœuds du problème : l’intérêt financier des médias n’est pas d’informer le public honnêtement, il est de divertir et d’avoir des parts de marché, du temps d’audimat. Le problème est tel qu’un groupe de personnes a récemment publié une tribune, No Fake Science, alertant de ce que les journalistes, trop souvent, ne présentent pas clairement au public ce qui est un consensus scientifique et, au contraire, laissent volontairement planer le doute.
Le mensonge de l’industrie
Et puisqu’on parle d’intérets financiers, les médias ont parmi leurs clients les plus gros payeurs les publicitaires, qui sont littéralement une force de désinformation.
En effet, diverses industries n’hésitent pas à profiter de l’aura de la science pour vendre leur produits (« testé cliniquement ! », « efficacité prouvée scientifiquement ! »), et emploient les résultats de la science pour mettre au point leurs produits, mais n’ont aucune envie de se plier aux rigueurs de la science. Dans l’ensemble, les études qui testent cliniquement des produits commerciaux, hors du domaine strictement médical, sont d’une qualité lamentable. Très faible nombre de personnes testées, aucune précaution méthodologique prise (pas d’aveugle, pas de randomisation), etc… Évidemment, il y a fort à parier que quantité d’entre elles sont tout simplement réalisées de manière malhonnête, car ces études ne sont soumises à aucun des garde-fous externes qu’emploie généralement la science (pas d’enregistrement préalable, donc ils peuvent les refaire ou sélectionner les données jusqu’à avoir les résultats qu’ils souhaitent, par exemple).
Pire, nous avons maintenant la preuve qu’à plusieurs reprises, des industries puissantes ont activement tenté d’empêcher un consensus scientifique d’apparaître ou de toucher le grand public. Par exemple :
L’industrie du tabac a sciemment financé des études scientifiques et des campagnes de communication pour empêcher qu’on réalise combien la cigarette était responsable de cancers,
l’industrie du pétrole a sciemment financé des études scientifiques et des campagnes de communication pour empêcher qu’on réalise combien les énergies fossiles participent au changement climatique,
l’industrie du sucre a sciemment financé des études scientifiques et des campagnes de communication pour empêcher qu’on réalise combien le sucre est dangereux pour la santé, en faisant croire que le gras était dangereux (alors qu’on sait aujourd’hui que le gras est bon pour la santé).
On sent comme un motif, n’est-ce pas ?
Voilà donc d’où vient cette notion que la science peut dire tout et son contraire. En fait, c’est presque tout le temps un argument fallacieux, employé par celles et ceux qui souhaient vous raconter quelque chose de faux ou d’infondé.
Bien sûr, le fait que ce soit fallacieux ne veut pas dire que toute personne qui l’emploie soit elle-même malhonnête ; certaines personnes s’en servent parce qu’elles croient sincèrement que la science n’a pas de résultats clairs et que la théorie à laquelle elles croient est vraie. Malheureusement, si une personne ressent le besoin de préciser que la science n’est pas claire sur un point qui réfute sa théorie préférée, c’est bien souvent parce que cette théorie est en fait totalement infondée ou a été réfutée par les données scientifiques.
Que Dieu vous garde.
Illustration : Argonne lab education